Nuria Garcia Masip
Née à Ibiza, en 1978, Nuria Garcia Masip, calligraphe diplômée depuis 2007, a remporté des prix internationaux et compte plusieurs dizaines d’expositions internationales à son actif, tant en Orient qu’en Occident. Après des études d’Art aux Etats-Unis, elle cherche d’abord sa voie dans la philosophie et la littérature, qu’elle étudie à George Washington University, avec Seyyed Hossein Nasr qui l’encourage à pratiquer un art islamique. C’est à Fès, en 1999, qu’elle explore les arts traditionnels, dans la médina où elle habite, et qu’elle y rencontre un calligraphe autodidacte qui lui donne ses premiers cours de calligraphie. Séduite par la beauté, la simplicité et l’aspect méditatif de cet art, qui ne demande rien d’autre qu’un calame,
de l’encre et la solitude pendant de longues heures, elle s’engage pleinement dans cette voie artistique et initiatique.
La méthode traditionnelle ottomane
Ressentant le besoin d’un véritable guide, elle entend parler d’un maître très connu aux U.S.A., Mohamed Zakariya, qui avait l’ijaza1 du maître turc Hasan Çelebi. Après lui avoir écrit, elle retourne à Washington en 2001 pour étudier avec lui.
N.G.M. Il enseignait la calligraphie selon la méthode ottomane, une manière très particulière, depuis le XVe siècle, pratiquée par tous les maîtres, basée sur la relation maîtredisciple. Pour la première leçon, il a écrit une petite prière « rabbî yassir wa lâ tu‘assir2» que je devais copier. On doit l’écrire pendant quarante jours minimum, c’est un chiffre symbolique. J’ai travaillé cette phrase durant huit mois en recevant des corrections d’une leçon à l’autre. Il arrive qu’on l’écrive pendant deux ans : c’est une épreuve initiatique, pour voir si l’élève est suffisamment motivé pour continuer.
Il m’a enseigné tous les aspects techniques, tout le savoir-faire, mais sa pédagogie est basée avant tout sur la répétition, pour cultiver les vertus du calligraphe : la patience, la persévérance, la discipline et l’amour de la pratique, sans rien attendre en retour… La calligraphie, c’est à la fois une pratique artistique et une voie pour se connaitre soi-même. Il y a beaucoup de parallèles avec le soufisme.
Elle continue, ensuite, à Istanbul, avec le maître de Mohammed Zakariya, Hasan Çelebi et avec Davut Bektaç, tous de la même silsila de maîtres calligraphes. Dans le monde de la calligraphie, on emploie la même terminologie que dans le soufisme. « L’islam turc, est imprégné par le soufisme ; autrefois, il y avait de grands calligraphes qui étaient des cheikhs ou des membres de confréries, comme Shaykh Aziz Rifai Efendi (1872-1934) et Mehmed Emin Efendi (1883-1945). »
Elle vit deux ans à Istanbul, puis fait des allers-retours chaque mois pendant des années, pour poursuivre son apprentissage.
N.G.M. Je suivais le curriculum du calligraphe qui comporte un certain nombre de leçons : chaque élève avance à son propre rythme ; on peut le suivre en deux ans ou en dix ans. C’est le maître qui marque le rythme en fonction des progrès. À ce stade, on n’a pas le droit de produire une œuvre finale, il faut faire la ligne, rien d’autre ! Après le « solfège
calligraphique » de deux ans ou plus, on commence à écrire de petites phrases, en copiant des maîtres anciens. On fait des copies, des répétitions, et des corrections, pendant des années. Ce n’est qu’à la toute fin du parcours qu’on peut tenter sa propre composition.
L’amour intense de l’art
Orientée vers l’aspect profond des choses, Nuria apprécie l’exigence de cet enseignement artistique, qui demande de se détacher de toute envie personnelle : on apprend comment calligraphier dans tous les états émotionnels : si on est fatigué ou si l’envie de calligraphier est absente, il faut se maîtriser. Cela ne doit pas affecter l’écriture calligraphique.
C.M. C’est plus une pratique artistique, créative, ou une éducation spirituelle ?
N.G.M. C’est le reflet de ce qui se passe à l’intérieur ; un amour très intense pour la forme des lettres se dégage, et c’est ce qui motive. Le aşk (‘ishq en arabe), l’amour de la pratique, nous aide durant cette longue étape. Il faut se concentrer sur le présent immédiat, sur la grâce de pouvoir pratiquer cet art, sans en attendre aucun résultat.
Et aussi l’amour pour le calame, le papier, les lettres… Toutes ont une beauté, même si la lettre « waw » tient une place spéciale. Quand on commence à développer l’aspect créatif, il est possible de réaliser une composition nouvelle, même en restant dans le cadre traditionnel ; il y a une infinité de possibilités pour produire du nouveau dans ce cadre, si l’on va au plus profond de soi. C’est l’un des mystères de la calligraphie : on apprend et absorbe tous les savoir-faire et les techniques, puis, à partir de là, on peut créer de la
nouveauté.
Un lien de confiance pérenne avec les maîtres
Pratiquant les styles thuluth, muhaqqaq et naskh, ses trois maîtres, de la même silsila, ont tous signé son ijaza, en 2007 : j’ai reproduit une pièce en thuluth et en naskh et chaque maître a apposé sa signature ; c’est en obtenant l’ijaza qu’on peut devenir professionnel, signer ses œuvres et enseigner. Mais c’est juste le début de l’apprentissage : c’est à ce moment-là qu’on commence à approfondir vraiment cet art, et la relation avec le maître devient plus intense. Le cycle corrections/apprentissage ne finit jamais, on est toujours en train d’apprendre, même si on a ses propres élèves.
Pour maintenir le contact avec ses trois maîtres, Nuria va régulièrement à Istanbul et reste aussi en relation avec Mohamed Zakariya : je lui envoie des exemplaires et nous nous rencontrons dans les expositions internationales et les conférences.
C.M. Comment se passe concrètement la relation avec le maître calligraphe ?
N.G.M. Quand j’étais à Istanbul, je passais deux heures en transport pour aller voir mon maître. Parfois, il n’était pas là, et il fallait revenir. Il me corrigeait avec beaucoup de sagesse, il discernait mon état d’esprit ; le dialogue était presque inexistant : pas de verbalisation, on montre son travail et on se tait, c’est très subtil.
Je travaillais tous les jours : je me réveillais à 6 heures du matin pour suivre des cours de turc pendant 5 heures, puis je pratiquais la calligraphie, toute seule. On n’écrit pas devant le maître, il faut gérer tout seul cette constance dans la pratique. On va le voir pour lui montrer le travail et recevoir les corrections en rouge, et les instructions. On doit présenter la phrase bien centrée sur la feuille. Il faut patienter debout et regarder les corrections qu’il donne aux autres, en attendant son tour. C’est une bataille avec soi-même, on y arrive à force de discipline et de patience.
J’ai dû répéter la première phrase pendant huit mois. Si on n’a pas une confiance absolue en son maître, cela peut être décourageant. Il est donc important de choisir un maître pour lequel on ressent cette confiance. Un jour, à Istanbul, l’électricité a été coupée, et j’ai dû travailler à la bougie. Soudain, le feu a commencé à prendre sur un morceau de chiffon.
Pour sauver mon travail, j’ai saisi le tissu en feu et me suis brûlé les mains ; pendant deux semaines, je n’ai pas pu écrire. Le maître m’a dit alors « tu étais trop attachée à ton meşk». ( La copie réalisée par l’élève).
C.M. Comment ça se passe sur le plan matériel ?
N.G.M. À l’époque, les maîtres prodiguaient leur enseignement chez eux gratuitement, mais, maintenant, ils enseignent dans des centres, pour une somme très symbolique. En Turquie les calligraphes sont soutenus par leurs commandes. C’est assez unique dans le monde islamique. Dans le monde arabe, c’est un peu perdu. La tradition ottomane des panneaux calligraphiques affichés aux murs date du XVIIe siècle. Pour la grande bourgeoisie, c’est devenu prisé de posséder une belle calligraphie dans sa demeure. Actuellement, il y a un regain d’intérêt pour la calligraphie, tant d’un point de vue artistique qu’islamique, les deux aspects sont très liés.
Transmettre en adaptant la méthode traditionnelle
C.M. Comment transmettez-vous ce que vous avez reçu de vos maîtres ?
N.G.M. Traditionnellement, on ne cherche pas d’élèves. Après avoir obtenu mon ijaza, j’ai commencé à donner des cours à des personnes qui me le demandaient. Depuis que je suis en France, j’enseigne dans un petit centre culturel de la Mairie de Paris, le patronage laïque Jules Vallès, dans le 15e arrondissement. Le cadre est différent, j’ai donc adapté la méthode traditionnelle : ce sont des cours pour faire connaître la calligraphie. En outre, quelques élèves viennent traditionnellement me voir à la maison, et je suis aussi à distance des étudiants résidant à l’étranger. J’essaie de cultiver l’amour pour cet art, c’est là ma priorité : respecter la tradition, la correction de l’écriture, les proportions. J’essaie de les amener vers le geste correct, la mesure de la nuqta, la bonne utilisation des outils traditionnels, du calame, de l’encre qui vient d’Iran…
J’ai aussi un très bon élève qui a commencé en 2007 ; je lui ai donné son ijaza, c’était très beau de suivre son apprentissage. Dans la continuité, il a pris des cours avec mon maître.
Nuqta
La nuqta est le point tracé par le calame, soit un trait carré à 45 degrés de la ligne horizontale. Il sert d’unité de mesure pour les styles calligraphiques codifiés comme le naskh, le thuluth, le muhaqqaq, le reyhani etc. (contrairement aux styles qui n’utilisent pas ce système, notamment les styles africains et d’’Extrême Orient). Ce système de mesure a été développé par Ibn Muqla (Bagdad 885/6 – 20 July 940/1), et Ibn Al Bawwâb (Bagdad m. 1022) qui ont développé et perfectionné al khatt al mansûb (la calligraphie proportionnée). Pour les styles classiques, la nuqta est donc l’unité de mesure qui détermine l’harmonie et la proportion des lettres.
La nuqta symbolise aussi le point à partir duquel se manifeste la Parole de Dieu : selon la tradition, le Coran entier est contenu dans la Fatiha (première sourate), la Fatiha dans la basmala (formule Bismi Llâh al-Rahmân al-Rahîm), et la basmala dans la nuqta du bā’…
(Nuria Garcia Masip)
Calligraphie au féminin
N.G.M. Il y a beaucoup de femmes élèves calligraphes à Istanbul et en Iran, elles sont même plus nombreuses que les hommes, mais au niveau professionnel, elles sont plus rares. Néanmoins, quelques-unes ont une très bonne réputation à Istanbul, en Iran, et dans le monde arabe. En tant que femme, je fais selon le contexte social, et je peux m’intégrer dans un milieu conservateur, avec des personnes très pratiquantes. Hasan Çelebi, par exemple, est hafiz, et il était l’imam d’une petite mosquée dans le quartier de Üsküdar à Istanbul. C’est l’islam traditionnel turc. Les cours de calligraphie sont mixtes. Les maîtres qui n’acceptent pas les femmes sont des exceptions. En Turquie, les maîtres femmes donnent de préférence des cours aux femmes. Mon mari, Bahman Panahi, est iranien, et lui aussi est maître calligraphe. Il enseigne le style masta’liq. En Iran, le milieu est moins conservateur, contrairement à l’idée reçue. La calligraphie est basée sur la poésie, c’est un aspect de la culture persane. Nos deux écoles se complètent bien. J’apprends beaucoup avec lui.
C.M. En tant que femme et calligraphe, comment vous situez-vous dans le monde contemporain ?
N.G.M. J’aime beaucoup la calligraphie classique, je n’en ai pas touché le fond, c’est un océan. J’ai tellement de choses à améliorer, je ne ressens pas le besoin de créer des pièces contemporaines.
Je donne aussi des « workshops » de calligraphie à Londres et à Marrakech. C’est un cadre différent, mais c’est aussi un lieu pour planter ma petite graine, afin que l’on comprenne, au moins, que la calligraphie c’est plus qu’une belle écriture. Je m’adapte au contexte occidental. Si deux ou trois personnes perçoivent le message et continuent sur cette voie, alhamdulillah!
Je ne fais pas de différence entre les élèves hommes et les élèves femmes : il faut avoir l’amour de la calligraphie, un amour sincère sans rien attendre en retour, pour pouvoir commencer le voyage. C’est ce qui va nous aider à faire preuve de patience, de persévérance, de détachement. En turc, il y a une sagesse qui dit « sans aşk, pas de meşk » (sans amour, pas de pratique calligraphique).
Quand l’élève parvient à reproduire inlassablement la même phrase, il réussit le test initiatique. On vérifie ainsi sa motivation, et l’amour de l’art. La plupart des postulants arrêtent avant la fin de cette première étape. Nuria, quant à elle, a réussi à franchir tous les obstacles de cet art exigeant. Très discrète en ce qui concerne son cheminement spirituel, elle confie néanmoins : c’est la calligraphie qui m’a le plus appris sur moi-même.
Site : https://nuriaart.com/
Cours de calligraphie arabe : Patronage Jules Vallès, 72 Av. Félix Faure, 75015 Paris.
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