Si le Coran égrène des versets sur la nécessité d’avoir un guide spirituel1, le Prophète a cette parole rarement citée : « Le shaykh a le même rang parmi les siens que le prophète dans sa communauté2 ». Le terme shaykh signifie notamment ici « chef », « ancien », mais il suppose d’autres sens plus subtils. Les cheikhs assument donc la direction spirituelle qu’exerçaient les prophètes dans leur communauté. C’est pourquoi, dans la tradition initiatique de l’islam, ils ne sont que les substituts du Prophète et, au-delà, de Dieu, le Maître des maîtres. De ce fait, lorsque l’aspirant fait acte d’allégeance en plaçant sa main droite sous celle du cheikh, il la place sous celle du Prophète et, en réalité, sous celle de Dieu : « Ceux qui passent un pacte avec toi [Muhammad] le font avec Dieu : la main de Dieu est sur leurs mains3 ».
Tout spirituel musulman ne peut espérer guide plus accompli que le Prophète, qui affirmait : « C’est mon Seigneur qui m’a éduqué, et Il a parfait mon éducation ». Dans le soufisme, la relation de maître à disciple repose ainsi sur un terme, celui de suhba, le « compagnonnage » qu’a entretenu le Prophète avec certains compagnons. Le cheikh shâdhilî Ahmad al-Zarrûq (m. 1493) montre dans le détail comment le Prophète a exercé cette fonction de guidance personnalisée avec son entourage4. Mais il relève aussi que la teneur sémantique du terme suhba était très souple, et n’appartenait en rien durant les premiers siècles à la terminologie soufie5. Elle pouvait s’échelonner, comme le remarque Jean-Jacques Thibon6, d’une simple amitié spirituelle jusqu’à une relation initiatique exigeante.
En fait, la pratique de la direction spirituelle s’est imposée avant sa dénomination, et ce n’est qu’entre les dixième et onzième siècles que la fonction de maître spirituel, de guide (shaykh, murshid) a été formulée et explicitée7. Le cheikh marocain ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh (m. 1720) fournit un élément d’explication : durant les premiers siècles de l’islam, la fonction de maître éducateur ne s’imposait pas car les musulmans étaient encore immergés dans la présence prophétique. Par la suite, ce sacerdoce est devenu nécessaire8. Durant ces premiers siècles, nous sommes dans un monde pré-confrérique, un monde très fluide où les aspirants côtoient plusieurs guides, hommes ou femmes. Le passage du shaykh al-ta‘lîm, « le maître qui dispense un savoir » au shaykh al-tarbiya, « le maître qui éduque et initie » s’est effectué dans le Khurâsân (nord-est de l’Iran actuel) et plus précisément à Nichapour9. Cette transition est formulée par le shâdhilî Ibn ‘Abbâd (m. 1390), mais Ahmad al-Zarrûq, shâdhilî un peu plus tardif, distingue quant à lui une troisième catégorie, celle du shaykh al-tarqiya, le « cheikh qui élève vers Dieu ». Il enracine cette relation initiatique, la plus aboutie, dans le modèle muhammadien. Il cite à cet effet la parole d’un compagnon : « Nous avions à peine fini d’enterrer le Prophète que nous sentions déjà une déficience dans notre coeur10 ».
Avant le XIe siècle, on avait déjà des enseignements impromptus sur la nécessité du guide spirituel, tel cet adage attribué à Bistâmî : « Qui n’a pas de guide a Satan pour guide ». Mais désormais les choses se précisent. Et si des disciples d’Ibn ‘Arabî ont vu dans la seule lecture de ses oeuvres un support de réalisation suffisant, le Shaykh al-Akbar revient à plusieurs reprises sur le caractère impératif, pour le commun des aspirants, de prendre maître. Certains cheikhs ont des formules abruptes, tel Bahâ’ al-Dîn Naqshband (m. 1389) : « Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien » ; « il faut chercher seul et en soi-même » ; mais ces paroles ne doivent pas tromper, car elles ne visaient qu’à ébranler le conformisme qui sévissait dans le soufisme de son époque11.
Les familles spirituelles, fondées sur l’enseignement et le charisme d’un saint, se mettent en place dans la deuxième moitié du XIIe siècle ; elles deviennent des « voies initiatiques particulières » (tarîqa). Les rituels d’affiliation se précisent, et les chaînes initiatiques (silsila), qui relient les disciples au Prophète, fournissent un ancrage personnel, ainsi qu’une légitimité dans les sociétés musulmanes. Le symbolisme de la chaîne n’est pas vain, puisqu’on nous dit que les personnes affiliées doivent sentir physiquement la chaîne bouger12. Se distinguent aussi les voies d’initiation plénière, pleinement « volontaires » (irâda), de celles qui dispensent une simple bénédiction (tabarruk) dans des cercles plus vagues. Se concrétise également le phénomène de la multiple affiliation – ce qu’on oublie généralement de nos jours : on peut être rattaché à de nombreux lignages initiatiques (le chiffre 36 revient souvent…), qui sont autant d’opportunités de se rattacher à l’influx spirituel du Prophète, mais il est clair qu’on ne peut avoir qu’un seul maître éducateur à la fois.
Tous ces développements historiques ne sauraient faire oublier cette parole d’Ibn ‘Arabî : « C’est par Dieu qu’on connaît les ‘‘hommes de Dieu’’ (al-rijâl) et non par eux qu’on connaît Dieu13 ».
Gardons également à l’esprit les éléments suivants :
– « Seul le mandat du ciel est absolument impératif : d’où la possibilité de saints sans maîtres terrestres et donc sans généalogie14 ».
– Au-delà des lignages initiatiques particuliers qui ont éclos au cours des siècles, le cheminement spirituel en soufisme s’effectue du début à la fin au sein de la Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya). Cette réalité, par ailleurs, n’empêche pas les initiés qui sont en contact direct avec le Prophète de prendre, par convenance spirituelle, un maître terrestre. Toutefois, et concrètement, si une personne en quête de rattachement fréquente tel ou tel groupe soufi, elle doit quitter cette assemblée si la présence du Prophète n’est pas évoquée ou ressentie.
– Le but de la relation de maître à disciple est que le premier opère le « sevrage spirituel » (fitâm) du second. Le guide a en effet un rôle maternel souligné très souvent dans la littérature soufie. Sa fonction en témoigne, puisqu’il est appelé shaykh al-tarbiya, le terme tarbiya signifiant « nourrir un enfant ». Le cheikh nourrit le disciple de son lait comme le fait la mère avec son nourrisson15.
– Seul le cheikh, en principe, sait quand advient le moment du sevrage pour son disciple. Parfois il ne se réalise qu’après avoir côtoyé plusieurs maîtres dans le temps, comme ce fut le cas pour Sha‘rânî16. En tout état de cause, que le disciple soit parvenu à une certaine réalisation spirituelle ou pas n’y change rien : il doit ‘‘accoucher’’, et il le fera en fonction de son potentiel intérieur, de ses « prédispositions », selon les termes d’Ibn ‘Arabî. Le guide spirituel est le miroir de « l’être accompli » (al-insân al-kamil) qui sommeille dans le disciple ; en aucun cas, il ne peut faire le travail à la place du disciple.
La fin des maîtres spirituels ?
Ces précisions s’imposent avec d’autant plus d’acuité que se profilent des changements profonds dans la relation initiatique en soufisme : les maîtres spirituels sont-ils en train de disparaître ? D’évidence, il faut se méfier des illusions de perspective. À toute époque, en effet, on a annoncé que le cheminement sur la voie soufie était désormais clos, et que les vrais maîtres étaient rares, voire absents. On mettait également en garde contre un attachement trop humain aux cheikhs, ce qui aboutit souvent à des drames après leur disparition physique. Le seul et vrai maître n’est autre que Dieu.
Les choses semblent pourtant se préciser actuellement, et plusieurs configurations se présentent. Depuis une quarantaine d’années beaucoup de cheikhs n’ont pas désigné de successeur avant de quitter ce monde – ce qui était exceptionnel par le passé. D’autres fois, la succession, purement héréditaire, relève davantage de l’administration de biens que de la direction spirituelle. Parfois, il y a bien un maître « vivant » au sein des grandes confréries internationales, mais le disciple n’a pas de contact avec lui : le compagnonnage traditionnel (suhba), issu du modèle prophétique, n’existe quasiment plus. Certes, l’initiation soufie se joue du conditionnement spatio-temporel, et il se trouve des cheikhs pour initier par internet, mais…
Cette éventualité de la « fin des maîtres » est en lien étroit avec la « fin de l’ésotérisme » augurée par certains. Jusqu’à présent, seuls les ‘‘initiés étaient censés avoir accès à la réalisation spirituelle, tandis que l’immense majorité des humains était prisonnière de ses illusions égotiques. Nous entrerions maintenant dans une ère de désoccultation, de révélations, où le « Réel voilé », selon l’expression du physicien Bernard d’Espagnat, se dévoilerait de façon accélérée. La transmission initiatique traditionnelle se fait/se faisait dans le cadre d’une relation privée, étroite, ‘‘verticale’’. Désormais, la gnose se déploierait en mode ‘‘horizontal’’, comme un souffle en expansion. L’Esprit serait accessible à un grand nombre d’humains, s’ils en viennent à oser, à assumer, une telle réception. La réalisation spirituelle, en effet, fait peur, et c’est ce qui permet à ce bas monde de persister dans son illusion.
Ceux qui accepteraient cette responsabilité constitueraient autant de relais dans le monde. Il se dit que, dès lors, il n’y aurait plus quelques grands phares mais beaucoup de petites lumières. S’agit-il de la « démocratie spirituelle » dont parlait le penseur et poète indien Muhammad Iqbal (m. 1938) ? Tout porte à croire que la femme jouerait un rôle privilégié dans ce processus, car elle est beaucoup moins enferrée que l’homme dans la carapace du mental, et immédiatement réceptive aux changements majeurs qui sont en cours. Le Dalaï-Lama actuel n’a-t-il pas annoncé que son successeur pourrait être une femme ? Il a aussi prévenu en 2015 qu’il ne désignera peut-être pas de successeur : « À chacun d’être son propre lama ».
Les contrefaçons initiatiques sont et seront inévitables lors de cette ouverture, mais l’humanité actuelle devra selon toute vraisemblance en passer par là si elle veut se regénérer, ou préparer l’avènement éventuel d’une nouvelle humanité. Plus modestement, il y a eu un soufisme avant les confréries, et il peut y en avoir un après, sous des modalités que nous pouvons déjà pressentir.
Eric Geoffroy
1 Par exemple Coran 6 : 90 ; 9 : 120 ; 16 : 43 ; 25 : 59 ; 31 : 15.
2 Hadîth rapporté par Tirmidhî, validé notamment par Suyûtî.
3 Coran 48 : 10 de la sourate al-Fath, « l’Ouverture » ou « la Victoire ». Ce verset relate le « pacte de l’agrément » (bay‘at al-ridwân) qui fut contracté par les Compagnons avec le Prophète à Hudaybiyya. Il est généralement récité par le cheikh ou son représentant lorsqu’il rattache quelqu’un, ainsi que le verset 48 : 18.
4 Cf. son texte‘Uddat al-murîd al-sâdiq, dans Idrîs ‘Azûzî, Al-shaykh Ahmad Zarrûq – arâ’uhu al-islâhiyya, Maroc, 1998, p. 273-275.
5 Ibid., p. 272.
6 Cf. son article « L’émergence de la fonction de maître spirituel dans le soufisme », Revue Conscience Soufie n°3.
7 Ibid.
8 Ibn al-Mubârak, Kitâb al-Ibrîz, Damas, 1984, I, 52.
9 Cf. Fritz Meier, Essays on Islamic Piety and Mysticism, Brill, Leiden, 1999 ; J.J. Thibon, op. cit.
10 ‘Uddat al-murîd al-sâdiq, p. 272, 401.
11 Kharaqânî, Paroles d’un soufi, Le Seuil, 1998, p. 65.
12 Sha‘rânî, Al-anwâr al-qudsiyya, Le Caire, 1962, I, p.40.
13 Futûhât makkiyya, II, 366. Cette parole est mentionnée à plusieurs reprises par les auteurs du dossier Transmission et Initiation, Revue Conscience Soufie n°3.
14 Michel Chodkiewicz, « Notes complémentaires sur les rites d’initiation dans les turuq », revue ‘Ayn al-hayât, n°5, 1999, p. 62.
15 Michel Chodkiewicz, « Les maîtres spirituels en islam », revue Connaissance des Religions n° 53-54, janvier-juin 1998, p. 39-40.
16 Latâ’if al-minan, Le Caire, 1935, I, p. 51.