Au cours d’une retraite spirituelle collective, lors du temps d’échange, une personne énonça que les êtres réalisés n’expérimentaient que les états humains supérieurs, sanctifiés, béatifiques. Je lui répondis que, bien au contraire, me semblait-il, il revient à ces êtres d’explorer toutes les possibilités existentiées de la conscience humaine – pour se limiter au règne humain – des plus élevées aux plus viles. Ce n’est pas incidemment que le Prophète s’adressait à Dieu en ces termes : « Je cherche refuge en Toi contre Toi ! »
D’évidence, prophètes et saints n’épousent pas les états humains inférieurs ou dégénérés ; ils les maintiennent à distance. Mais ils les connaissent, car leur mission (du moins, concernant les saints, ceux qui ont une fonction de guidance) les oblige à côtoyer, à soigner, jour et nuit, la psyché humaine. C’est en ce sens qu’un cheikh contemporain affirmait que sa confrérie est un « grand hôpital ».
Pour autant, les ‘‘initiés’’ – prophètes, saints…- sont les plus exposés car, pour parler en termes commodes, ils sont sortis du voyage vers Dieu, pour voyager en Dieu. Dès lors, les balises, les repères de la Voie initiatique, qui se situent encore dans un espace-temps, fût-il métaphysique, disparaissent. Dès lors, il n’y a plus de direction, de haut, de bas, de droite ou de gauche : l’être humain est dans le centre, bien plus il est le centre ; il est sa propre Kaaba. Ainsi s’explique un topos de la littérature hagiographique islamique, où ce n’est non pas le saint qui se rend à la Kaaba de la Mecque, mais la Kaaba qui vient l’investir.
Dans ce voyage en Dieu, l’initié est pris de vertige face aux irradiantes théophanies qui proviennent de toutes parts, et dont chacune est sans pareille. Il connaît à la fois l’extase et le désarroi de la créature qui perd pied et se désagrège devant l’Infini. Et voilà que les contours de son identité même se diluent, se dissolvent dans la Présence.
Il vit alors ce que les soufis nomment la hayra, la « grande perplexité », la stupeur, l’éblouissement qui entraîne l’initié dans un au-delà de la certitude auparavant acquise. Celle-ci surgit surtout lorsque des aspects apparemment contradictoires de la réalité sont simultanément vrais. Il y a là un paradoxe inhérent à toute expérience initiatique, si ce n’est qu’il est exalté en islam, dont le socle est le principe de l’Unicité : ce principe impose à l’humain de résorber les dualités illusoires dont il est pétri.
Un visage, et non le moindre, du paradoxe est que cette stupéfaction soit une source vivifiante de gnose. Maints soufis ont médité et vécu l’expérience de Moïse apercevant un feu dans le Sinaï, qu’il pressent de loin comme une « guidance ». Or, il ne s’agit rien moins que du buisson ardent ‘‘dans’’ lequel Dieu affirme son absolue divinité et unicité, et exige de Moïse qu’il ôte ses sandales, c’est-à-dire qu’il se dépouille de tout attribut humain[1] ! Le prophète Muhammad, quant à lui, lançait : « Mon Dieu, accrois mon éblouissement en Toi ! ». Il n’a pas dit « face à Toi », car il était dans la fusion avec l’Un.
Ainsi, la stupeur qui frappe les initiés donne-t-elle jour à une connaissance d’ordre supérieur, mais aussi à une lucidité implacable, comment en surplomb, sur la condition humaine.
[1] Coran 20 : 9-14.