L’exemplarité du parcours d’Abû Hâmid Ghazâlî (1058-1111) tient dans le fait que ce savant, célébré de son vivant, surnommé post mortem « la preuve de l’islam », ait affirmé, à l’issue d’une expérience spirituelle transformante, que le soufisme est la voie suprême menant à Dieu.
Ghazâlî est d’abord le penseur officiel du pouvoir seldjoukide qui gouverne l’empire abbasside. Depuis Bagdad, il réfute avec brio les doctrines qui inquiètent l’orthodoxie politico-religieuse sunnite, telles que l’ésotérisme chiite ismaélien. Rompu à toutes les sciences islamiques, il ressent pourtant un vide ; il traverse alors une grave crise intérieure qui se traduit par une maladie nerveuse. Il se démet ensuite de toutes ses fonctions, et mène durant une dizain d’années une vie de pérégrination et de retraite spirituelle. Dans une troisième étape enfin, il revient parmi les hommes, pour diriger les novices sur la Voie soufie, enseigner et parachever son œuvre considérable.
Ghazâlî affirme la prééminence du dévoilement spirituel et de l’inspiration sur la raison et les sciences qui en dépendent : théologie scolastique, philosophie, droit… La théologie, qu’il a longtemps pratiquée, n’a à ses yeux qu’une valeur apologétique factuelle. Dieu ne Se prouve pas, Il Se « goûte », comme l’ont toujours dit les soufis. Seule la connaissance gustative, fruit d’une discipline spirituelle accomplie sous la direction d’un maître, permet de lever le voile, de contempler les réalités divines. La sainteté – « proximité de Dieu » en islam – se vit donc dans l’au-delà des ratiocinations des théologiens et des argumentations des juristes.
Dans le dernier extrait, Ghazalî s’emploie à établir une filiation spirituelle directe entre les prophètes et les saints musulmans, ce qui est une manière de trancher dans ce débat séculaire : qui sont les « héritiers » des prophètes dont parlait Muhammad : les oulémas gardiens de la norme extérieure, ou les saints soufis qui tendent à expérimenter intérieurement le modèle prophétique ? Ghazâlî met à profit la doctrine de la « Lumière muhammadienne », réfraction de la Lumière divine principielle, et principe existentiateur du cosmos, pour recentrer la communauté islamique, tentée à son époque par diverses ‘déviations’ doctrinales, sur la personne du Prophète : la vie spirituelle doit suivre le sillage de la Sunna (exemple du Prophète) ; elle doit donc être vécue au sein du sunnisme, car lui seul garantit la conformité de l’expérience au message de la Révélation. La réalité cosmique de la Lumière muhammadienne s’appréhende aussi sur un plan mystique, puisque toute illumination intérieure, chez l’initié, s’alimente à cette lumière.
L’influence de Ghazâlî dans la culture islamique a été et reste majeure. Grâce à sa caution scientifique, il a grandement contribué à réconcilier le sunnisme avec le soufisme, lequel n’a cessé d’imprégner toujours davantage la culture islamique, jusqu’au XIXe siècle. Suivant son modèle, beaucoup de oulémas et de juristes musulmans ont cheminé dans le soufisme, cherchant à conjoindre en eux la Loi et la Voie, la norme extérieure et l’expérience intérieure. A un moment où le juridisme était en train d’envahir le champ islamique, Ghazâlî a rappelé la hiérarchie des valeurs au sein de l’islam ; des siècles avant l’apparition des fondamentalismes modernes, il a souligné que cette religion avait, comme les autres, avant tout une vocation spirituelle, et que la conscience humaine se réalise dans son propre dépassement.