Abū ‘Alī ‘Abdallah ibn Sīnā
D’origine persane, Abū ‘Alī ‘Abdallah ibn Sīnā, connu par les latins sous le nom d’Avicenne, est né en Transoxiane (370 h/980), à Afsana, dans une région qui se situe dans l’Ouzbékistan actuel. Il est mort près d’Ispahan, en Iran (428 h/1037). Il a élaboré une doctrine de l’âme humaine qui a profondément marqué l’histoire de la philosophie médiévale aussi bien en terre d’islam que dans le monde juif et latin. Le Traité de l’âme du Shifā’ (le Livre de la guérison) a été traduit en latin entre 1150 et 1166 à Tolède. C’est l’ouvrage le plus lu d’Avicenne dans le monde latin suivi de près par la Métaphysique du Šifā’, qui a également été traduit dans la seconde moitié du XIIe siècle à Tolède en même temps que l’œuvre médicale majeure d’Avicenne, le Canon de médecine, qui elle a exercé une profonde influence sur le développement des études médicales jusqu’à l’aube de la Renaissance. Dans le monde musulman, ibn Sīnā a profondément influencé la théologie ash‘arite, notamment à partir du XIIe siècle. Des théologiens comme Abû Ḥamid al-Ghazālī (1058-1111) ou Fakhr al-Dīn al-Rāzī (1149-1209) doivent beaucoup aux spéculations philosophiques d’Avicenne.
L’âme rationnelle par Avicenne (extrait de al- Hikma al-‘arudiyya)
Puis, parmi les animaux, il existe une espèce dont l’équilibre de la composition est presque parfait ; il s’agit de l’homme. Il a la capacité de produire des actes selon l’art, et celle de réfléchir aux choses existantes, de découvrir les arts, de parvenir à la représentation des choses intelligibles élevées. Toutes [ces capacités] sont les puissances d’une âme appelée [âme] rationnelle.
L’homme a un intellect pratique et un intellect théorique. Au début de son existence, l’intellect théorique est un intellect matériel, qui ne contient aucune des formes intelligibles en acte. Il est dans sa nature de devenir un intellect en acte. Puis, lorsqu’il persiste dans l’existence et qu’il n’est pas gêné par les accidents, alors les premiers intelligibles adviennent en lui, de sorte que lorsqu’il réfléchit et pense alors se réalisent en lui les intelligibles seconds. Il se nomme pour lors intellect in habitu. Puis, lorsque les formes intelligibles sont conservées en lui, il est nommé intellect en acte. Lorsqu’il manifeste une de ces formes [intelligibles premières contenues dans l’intellect agent] ou bien des formes [intelligibles secondes] par lui même, il est nommé intellect acquis.
Il est nécessaire que le donateur des premiers principes intelligibles soit un intellect. Sa relation à l’intellect à propos de laquelle on a déjà établi une démonstration est la même que la relation qui le lie aux principes premiers. La réalisation des principes premiers dans l’intellect a lieu après n’avoir pas été. Il en est de même pour les [intelligibles] seconds. Par conséquent [pour obtenir ces intelligibles], l’intellect matériel est toujours en jonction avec l’intellect qui agit en lui et qui se nomme intellect agent. Sa relation avec cet intellect agent est semblable à celle de la lumière par rapport aux choses vues.
Cette âme humaine est une substance qui subsiste par soi. Il en est ainsi parce que, lorsque l’homme intellige les intelligibles, ils inhèrent en lui. Alors ou bien ils inhèrent dans son corps, ou bien ils inhèrent dans une partie de lui qui n’est pas un corps. Cependant, ils n’inhèrent pas dans son corps, car toute forme qui inhère dans un corps se divise en fonction de la division infinie du corps. Alors, nécessairement :
– ou bien chacune des parties possède quelque chose de la notion du tout, de sorte que ses parties soient celles des genres et des différences spécifiques dont se compose le tout. Les genres et les différences spécifiques s’arrêtent à une [notion] première non composée du genre et de la différence spécifique. Donc la division s’achève et cela est impossible ;
– ou bien aucune partie ne possède la notion du tout, mais la notion du tout se réalise lorsqu’elles sont réunies. Les parties de ces formes sont donc des choses matérielles pour [pouvoir] recevoir cette forme, et celle-ci inhère en elles lorsqu’elles sont réunies. Alors il s’en suit que les parties de la forme ne sont pas les parties de la forme et cela est contradictoire.
Le lieu d’inhérence de ces formes n’est donc pas un corps. Comment cela se pourrait-il alors que le corps ne peut, en tant que corps, appréhender les intelligibles, sinon il serait dans la nature de tout corps [en tant qu’il est un corps] d’intelliger ? Mais au contraire, un corps quelconque ne peut appréhender les intelligibles qu’en vertu d’une puissance en lui. Et aucune puissance qui perçoit au moyen d’un organe ne perçoit l’organe, qui est l’organe par lequel elle perçoit, et elle ne se perçoit pas elle-même, ni ne perçoit son acte. Pour cette raison, les sens ne se perçoivent pas eux-mêmes, car ils n’ont pas d’organes pour se percevoir eux-mêmes, ni ne perçoivent leurs organes, car ils n’ont pas d’organe pour percevoir leurs organes, ni leur acte de sentir, car ils n’ont pas d’organe pour percevoir leur acte. La vision ne voit pas l’œil, elle ne se voit pas elle-même ni [ne voit] l’acte de sentir. L’intellect se saisit lui-même et saisit qu’il est un intellect.
Si quelqu’un objectait que [l’intellect] est dans un corps, dans le corps [même] dans lequel il est, et que ce qui est tel ne perçoit pas au moyen d’un organe et qu’il est donc lui-même le lieu d’inhérence des intelligibles, [nous répondons que] la preuve que la puissance intellective n’est pas dans un corps, c’est que toute puissance corporelle – lorsque l’objet de sa perception est intense et qu’il est récurrent, ou lorsqu’elle perçoit des objets de perception vifs –, devient incapable de percevoir un sensible plus faible et parfois même est anéantie ; [ainsi] lorsque le corps de l’homme commence à diminuer et à s’étioler, comme c’est le cas en ce qui concerne la puissance motrice et sensitive. Il n’en est absolument pas de même pour l’intellect, qui au contraire, entreprend dans la plupart des cas de se fortifier après avoir dominé deux choses. Alors que les puissances corporelles commencent à s’affaiblir à l’âge de quarante ans, [l’intellect] ne se renforce que lorsque des objets de perceptions vifs et des intelligibles intenses sont récurrents pour lui. Il apparaît donc clairement que cette puissance n’a pas pour lieu d’inhérence le corps. Puisque les sens sont des puissances corporelles, ils s’affaiblissent en même temps que le corps [et] lorsque qu’ils sont profondément affectés par une affection tenace, ils ne peuvent rien percevoir avant qu’elle ne s’efface. C’est la raison pour laquelle les perceptions [sensibles] sont comptées parmi les passions et les perceptions de l’intellect parmi les actes.
L’âme rationnelle est donc un lieu d’inhérence pour les intelligibles et sa substance subsiste par soi, elle est séparée par essence de la matière et la mort du corps n’entraîne pas nécessairement sa disparition. Mais si le corps est pour elle un outil de son perfectionnement, il est également un [obstacle] pour elle dans [son] activité. Ne vois-tu pas que lorsqu’elle veut appréhender quelque chose, elle abandonne les choses sensibles, les choses désirées ainsi que les choses qui provoquent sa colère, et qu’elle s’isole en elle-même ? Toutes ces choses l’empêchent de réaliser pleinement son acte, bien qu’elles lui fournissent les principes de [son] acte comme c’est le cas de beaucoup d’outils. La mort du corps en fait plutôt une substance séparée de la même origine (sin ›) que celle des Anges, si elle devient un intellect actif comme eux. Et […] entre eux et le corps qui l’empêche d’atteindre la perfection.
Le manuscrit de al- Hikma al-‘arudiyya
Il n’existe qu’un manuscrit conservé de cette épître, Uppsala, Universitetsbibliotek, C. 364, qui date du début du VII e siècle de l’hégire, XIII e siècle de l’ère chrétienne, comme l’indique le scribe à la fin du manuscrit.
Il contient 84 folios de 17 lignes chacun. Le manuscrit ne contient pas l’intégralité de l’ouvrage et certains folios ont été intervertis. Il y aurait eu au moins une copie entre ce manuscrit et la copie faite pour al-‘Arudi comme permettent de le déduire deux notes dans les marges dans lesquelles on lit, folio 74a : « Le passage entre les deux marques a été rayé dans l’autographe de l’auteur» et folio 74b : « Le passage entre les marques est une glose. Elle se trouvait dans l’autographe de l’auteur ». Y. Mahdavi avait noté cette information dans sa recension du manuscrit 7.
Voici la division du manuscrit :
Logique : folio 1 à folio 48 ;
Physique : folio 50 à folio 83 ;
Métaphysique : folio 2 à 5 et folio 82 à 84.
La Psychologie, à laquelle appartient la noétique, suit sans transition le chapitre V de la Physique sur les composés (fi l-murakkabat), elle n’est pas précédée d’un titre annonçant un nouveau chapitre, et elle est immédiatement suivie de la Métaphysique, sans transition aucune ni titre. Elle va du folio 78b au folio 82a.