Né l’année même de la mort de l’imam Abû Hanîfa, et destiné à un grand destin tout comme lui, l’imam al-Shâfi’î est connu pour avoir tenté de concilier l’école dite de « l’opinion », représentée par son illustre prédécesseur, et l’école dite « du hadith », représentée par l’imam Mâlik dont il fut l’élève. Il est ainsi l’un des quatre personnages[1] que l’on qualifie à tort de « fondateur » d’une des écoles juridiques sunnites, car son projet ne fut pas de fonder une école à laquelle souscrire servilement. Selon son sens originel, le mot fiqh, qui a pris le sens technique de jurisprudence, signifie en effet la méditation en profondeur. Ce terme, détourné de sa vocation, invite donc initialement à une recherche de sagesse et à une réflexion éclairée par le cœur. Il n’évoque en rien la mémorisation d’un dogme rigide. De fait, le maître s’opposa ouvertement à l’imitation aveugle en matière de jurisprudence et refusa qu’on le prenne pour modèle. Il ne se consacra pas moins à la rédaction d’une œuvre importante et à l’élaboration d’une méthodologie singulière qui fit très largement école.
Mais ce qui nous intéresse ici est un tout autre aspect de son héritage. Durant son enfance, l’imam al-Shâfi’î demeura sept ans chez les Hudhail, cette tribu de la péninsule arabique connue pour son éloquence, s’immergeant dans la langue arabe et mémorisant la poésie. Toute sa vie durant, il resta imprégné de ce dépôt en son âme et composa de nombreux poèmes qui furent ensuite rassemblés dans un recueil.
Sa poésie, d’un ton très pessimiste vis-à-vis des hommes et de ce bas-monde, est principalement de type exhortatif. Il s’agit souvent de textes de circonstance célébrant l’ascèse et le renoncement.
Voici deux extraits assez représentatifs de l’esprit et du ton de l’œuvre[2].
Chouette effraie
Cette mèche embrasée en mon grisonnant chef,
De mon âme arrogante, a lissé le relief.
Ô toi qui sur mon faîte a nidifié la veille,
Chouette effraie, dame blanche[3], expulsant la corneille,
Quoi, voyant de mes ans la mansarde ruinée,
En ma désolation tu t’en viens séjourner !
Pourrais-je savourer ces reliquats de jours,
Quand les fards sur mon crin ne sont d’aucun secours !
La vie ne vaut vraiment qu’en deçà du déclin ;
De sa primeur privée, l’âme séjourne en vain !
Le visage jauni et les cheveux blêmis,
Quel espoir d’agrément est-il dûment permis ?
Alors, préserve-toi de toute forfaiture,
Car l’homme déférent lui-même se censure.
Et de l’illustration déverse bien la dîme.
Autant que pour les biens sa paie est légitime !
Aux hommes méritants, consens tous tes égards.
Chacun de te servir se fera un devoir ;
Or, leur probe allégeance est le plus sûr avoir.
Puis ne foule le sol d’un pas condescendant,
Car tu seras bientôt inhumé au-dedans !
Vous qui prisez ce monde, entendez un expert
Instruit de ses saveurs, sucrées autant qu’amères,
Qui pour finir n’y voit qu’une vaine chimère,
Qu’un mirage attifé pour qui le considère ;
Non pire une charogne, étendue, infectée,
Que s’arrachent des chiens avec voracité !
Qui s’abstient est en paix vis-à-vis des rivaux,
Et qui se compromet devra croiser les crocs !
Ah ! Heureux qui se cloître en sa demeure aimée,
Vivant les portes closes et les rideaux fermés ![4]
Humaine condition
J’ai auné les humains et n’en ai vu en lice,
Qui n’ait sous l’épiderme un torrent d’avarice.
Alors, du sûr fourreau qu’est mon contentement,
J’ai tiré une épée, impérieusement,
Et j’ai tranché l’espoir mis en eux indûment.
Aussi nul ne me voit entraver son parcours,
Ou bien hanter sa porte implorant son secours !
Sans-le-sou mais nanti de mon indépendance
Vis-à-vis des humains, je sais que l’abondance
Ne consiste à avoir mais à ne point vouloir !
Alors si l’oppresseur, imbu de son pouvoir,
Se targue d’adopter pour voie la tyrannie
Et tire vanité de ses biens mal acquis,
Confie-le simplement aux humeurs du destin :
Lui saura apporter réforme à ses desseins !
Observe le tyran, fielleux invétéré,
Persuadé de tenir les feux de l’empyrée
Dessous l’ombre étriquée de son cheval cabré !
Toujours le sort, retors, le sort de sa torpeur,
Conduisant sur son seuil des hordes de malheur !
Et le voilà déchu, ruiné en son sinistre,
Et de solde privé dans le divin registre !
Dûment rétribué pour ses maux infamants,
Il n’attend du Seigneur qu’un rigoureux tourment ![5]
Traduction et versification des poèmes : Idrîs de Vos
Idrîs de Vos est un auteur et traducteur né dans l’univers de la mystique musulmane, et diplômé en langue et civilisation arabes. Spécialiste du soufisme et de la poésie arabe, il s’est notamment intéressé à la question de l’amour dans l’héritage islamique. Il a également beaucoup participé à la traduction de l’œuvre de l’imam al-Ghazâlî.
Dans le domaine de la poésie, on lui doit les publications suivantes :
Paroles d’amour, Albouraq, 2017 (poèmes soufis choisis et illustrés en calligraphie).
L’amour universel, un cheminement soufi, édition Albouraq, 2013 (étude suivie de poèmes traduits sur le thème de l’amour dans le soufisme).
La poésie andalouse, édition Albouraq, 2008 (traduction de poèmes arabo-andalous).
L’éloge du Prophète, édition Actes-sud/ collection Sindbad, 2010 (traduction d’œuvres majeures sur le thème du Panégyrique du Prophète).
Les franges du jour, édition Les Murailles 2003 (recueil de poésies personnelles).
A paraitre :
Les poèmes de l’imam Al-Shâfi‘î, Albouraq (poèmes choisis de l’imam).
Le soufi assassiné, Albouraq (poèmes choisis du soufi Abû Shihâb al-Sohrawardî).
[1] C’est-à-dire Mâlik Ibn Anas, à l’origine de l’école malikite ; Abû Hanîfa, à l’origine de l’école hanafite ; Ahmad Ibn Hanbal, à l’origine de l’école hanbalite ; et l’imam Al-Shâfi‘î, dont il est question, à l’origine de l’école shaféite.
[2] Les titres sont de mon initiative.
[3] Surnom donné en français à la chouette effraie, en raison de sa couleur. Dans la poésie arabe, l’image de la chouette effraie ou de la colombe venant remplacer le corbeau est une image classique symbolisant l’apparition des cheveux blancs.
[4] Dîwân al-imâm al-Shâfi‘î, Al-jawhar al-nafîs fî shi‘r Muhammad Ibn Idrîs, Maktaba Ibn Sînâ, le Caire, 483h, p. 15.
[5] Idem. P.20.