Les forces de dispersion sont telles dans le monde contemporain que la concentration – c’est-à-dire la possibilité de « se réunir en un centre », et d’unifier les divers agrégats qui constituent l’individu – impose un « effort sur soi » (vrai sens du terme jihâd) colossal. Ce qui nous est demandé n’est pas la moindre des ‘‘ruses’’ divines pour susciter en nous une restauration métaphysique, que Nietzsche appelait déjà de ses vœux. Le nivellement de l’humanité moderne qu’il prophétisait se résume en cette boutade pertinente d’un ami qualifiant notre pauvre télévision d’« arme de distraction massive[1] ».
Si toutes les traditions spirituelles de l’humanité se réfèrent en définitive à un Dieu ou un Principe unique – au-delà des multiples supports d’adoration (statues, tantras, icônes, mais aussi les forces naturelles…), c’est parce que seule l’Unicité – si elle est un tant soit peu ‘‘incarnée’’, conscientisée – assure à l’être humain sa cohérence intérieure.
Pour l’islam en particulier – dont le seul ‘‘dogme’’ est le principe d’Unicité (Tawhîd) – la vocation de chaque être humain est de porter en soi l’axe vertical du Tawhîd, et de se sentir ainsi chez soi dans toute la création. « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu ! » (Coran 2 : 115). Rûmî (m. 1273) met cependant en garde le musulman exotérique, non ‘‘éveillé’’, lui disant en substance : « Toi qui prétends être plus monothéiste que les autres, sois vigilant : tu es dans la dualité lorsque tu circonscris Dieu unique à son trône ou aux cieux, et que tu affirmes de ce fait l’autosuffisance de ton existence terrestre et du monde phénoménal par rapport à Lui. Tu t’établis dès lors dans une schizophrénie spirituelle, insidieuse car tu ne la perçois pas du fait des manigances de ton mental, de tes petites mesquineries qui, crois-tu, sont nécessaires pour survivre en ce monde, et de l’hypocrisie bien partagée qui prévaut dans les religions instituées ».
Comment se dégager du parasitage médiatique ? Certains annoncent un « second déluge », qui est parfois interprété comme le « déluge d’informations » que nous subissons chaque jour. Comment s’abstraire des sollicitations consuméristes les plus diverses, qui traquent les moindres failles de notre subconscient ?
Les soufis anciens se protégeaient déjà des bruits du monde en travaillant sur les « sept citadelles concentriques de l’âme », dont la plus intérieure abrite la Présence divine. Ils furent suivis en cela par sainte Thérèse d’Avila, la grande chrétienne espagnole (m. 1582), connue pour sa doctrine des « sept demeures » du « château intérieur ». De nos jours encore, des spirituels musulmans pratiquent un rituel dans lequel ils se placent au milieu d’un cercle virtuel – c’est-à-dire de vertu – qui n’est autre que la « citadelle de Dieu ». Le cercle abrite le centre, le point primordial, et favorise donc le recentrement psycho-spirituel.
Laissons le dernier mot à la langue arabe : les termes hudûr (« concentration spirituelle ») et hadra (« Présence ») proviennent de la même racine.
[1] En référence bien sûr à l’aberrante mais non moins pernicieuse affirmation du président américain George W. Bush, en 2002, selon laquelle l’Irak détenait des « armes de destruction massive ».