Présenter Kudsî Erguner est difficile, tant il cumule les talents et les honneurs. Né à Istanbul en 1952, Kudsî Erguner est mondialement connu en tant que maître de « Ney », la flûte de roseau. Héritier de la tradition soufie Mevlevi, auteur et traducteur de nombreux ouvrages, il a également fait découvrir la pensée soufie et celle de Jalâl al-Dîn Rûmî (1207-1273) à de nombreux Occidentaux, dont la traductrice et auteure Eva de Vitray-Meyerovitch qui venait écouter son enseignement à Paris.
L’art et le soufisme sont intimement liés, et Kudsî Erguner a passé une grande partie de sa vie à transmettre la sagesse et la beauté de la tradition soufie ainsi que les valeurs universelles de la musique. C’est ainsi qu’en 2016, il a été nommé artiste de l’UNESCO pour la paix, hommage officiel saluant ses efforts durant toute sa carrière pour maintenir vivant le patrimoine musical, culturel et spirituel de son pays d’origine, la Turquie. Il est utile de rappeler qu’en 1925 le soufisme a été officiellement interdit en Turquie et que cette interdiction est toujours en vigueur. Cependant, sa forme folklorique (danse et musique) est aujourd’hui largement tolérée et même encouragée, notamment à Konya où le tombeau de Jalâl al-Dîn Rûmî est une grande source d’attraction touristique et spirituelle.
Aiguiser notre raison pour mieux guider notre cœur
Dans son ouvrage, La flûte des origines – Un soufi d’Istanbul, paru en 2013, Kudsî Erguner mêle son autobiographie à l’histoire du soufisme en Turquie. Ce témoignage est précieux car il dresse un portrait clair et précis du soufisme contemporain, notamment en Turquie. Il met en garde constamment contre les mirages du soufisme New Age ou fabriqué au service de pseudo-guides soufis. Kudsî Erguner n’a de cesse de rappeler que le soufisme est avant tout relié à l’enseignement du Coran, du prophète Muhammad, des livres révélés par tous les prophètes antérieurs, et des maîtres de la Voie. L’engouement occidental depuis les années 70 pour Jalâl al-Dîn Rûmî n’est pas assez couplé à la rigueur d’étude intellectuelle et spirituelle des textes fondant la tradition soufie. Kudsî Erguner insiste sur le fait que l’on ne peut étudier le Mesnevi (Mathnawî en langue persane) qu’avec le Coran ouvert. C’est cette méthode qui lui a été enseignée et celle qu’il continue à transmettre. Connaître Rûmî c’est donc connaître le Coran, les hadiths mais également étudier les maîtres qui l’ont inspiré, tels que Hakim Sanaï (1080-1131) ou Farîd ad-Dîn ‘Attâr (1145-1220).
Kudsî Erguner nous rappelle que si le cœur nous montre la direction de Dieu, seule notre raison nous permet d’avoir la conscience de la Vérité : c’est un outil de la foi aiguisé par les informations qui nous parviennent de la Source. Il aime répéter le verset 4 de la sourate 77, « Les envoyées », al-Mursalât (« établir la distinction entre la Vérité et l’erreur ») parce que sans le discernement entre l’éternel et l’éphémère, le soufisme ne peut exister, tout comme « sans la foi, il n’y a pas de tarîqa (voie) », souligne-t-il. La foi est un océan et la voie spirituelle (tarîqa) est telle une barque. S’il n’y a pas de mer, la barque ne flotte pas.
C’est pour lui l’essence de la profession de foi de l’islam, la shahâda : « il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu » : la négation balaye tout ce que les hommes ont inventé. Chaque chose peut s’expliquer car Dieu a créé causes et effets, et cette causalité permet à notre raison de ne pas se perdre. Dieu est la « cause des causes », sabab al-asbâb. La raison est telle la lumière : c’est dans l’obscurité que l’on a besoin d’elle. Dieu a révélé le Coran comme la synthèse de tous les messages précédents pour que l’homme réfléchisse et pour ainsi guider notre vie. Or actuellement les courants simplificateurs et littéralistes, ou même soufis New Age, ont tendance à réduire comme une peau de chagrin la place laissée à la raison. Kudsî Erguner nous invite donc à lire les sources anciennes afin d’aiguiser en permanence notre raison. Il aime relater cette histoire de Laylâ et Majnûn. Laylâ attendait Majnûn. Celui-ci monta sur un chameau pour la rejoindre, le cœur guidant. Mais chemin faisant, bercé par les pas du chameau, Majnûn s’endormit et le chameau en profita pour retourner à l’écurie. Fort heureusement Majnûn s’éveilla et s’en aperçut. Quelle belle parabole pour nous inviter à aiguiser notre raison, à garder les rênes pour mieux guider notre cœur !
La musique soufie
Kudsî Erguner applique à la musique cette même recherche de la Vérité. D’ailleurs, il préfère définir la musique soufie autrement, en précisant que le terme est inexact car il s’agit davantage d’une sensibilité particulière des soufis à la musique que d’une véritable « musique soufie ». Il n’y a pas de différence entre un art sacré et un art profane : pour les soufis, tout est sacré, car tout est Son œuvre.
Compositeur, docteur en musicologie, enseignant à l’université des arts de Rotterdam, auteur et traducteur, Kudsî Erguner n’a eu de cesse de maintenir vivant le patrimoine musical savant turc intimement mêlé à la poésie, à la littérature, à la spiritualité soufie. Ses nombreux talents sont mis au service de la Beauté et de la Vérité. Formé par son père, Ulvi Erguner, le dernier grand maître de Ney, il a donné des concerts dans le monde entier sur les plus grandes scènes et a été parmi les premiers à faire découvrir à l’Occident les cérémonies de derviches tourneurs. En toute humilité, il a travaillé avec des artistes reconnus comme Peter Gabriel, Maurice Béjart, Peter Brook, Robert Wilson, et des maîtres du sous-continent indien comme le légendaire chanteur soufi pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan ou le joueur de vielle sarangi Sultan Khan. Avec ce dernier, Kudsî a élaboré l’album Taj Mahal, exercice périlleux mais réussi, joignant la musique savante ottomane à la musique hindoustanie de l’Inde du Nord. Ses souvenirs avec Nusrat Fateh Ali Khan sont nombreux et il est utile de préciser que c’est bien grâce à Kudsî Erguner que des générations de mélomanes ou de simples curieux ont pu découvrir ce chanteur hors norme au Théâtre de la Ville (Paris). Kudsî conserve précieusement les CD de chant qawwali enregistrés chez Ocora, qu’il a préfacés. Il évoque avec émotion les ghazals de Rûmî que le chanteur pakistanais connaissait par cœur. Car ces chants, passés aujourd’hui dans le répertoire populaire et profane, sont l’héritage d’un âge d’or de cette région dont Rûmî et les premiers étaient originaires, le Khorassan, actuel Afghanistan où Kudsî Erguner a eu l’occasion d’aller pour une aventure artistique et humaine extraordinaire. En effet, il avait été embauché sur le tournage du film de Peter Brook et de Jeanne de Salzmann, Rencontres avec des hommes remarquables, adaptation de l’œuvre de Georges Gurdjieff (m. 1949), fondateur d’un mouvement spirituel d’inspiration syncrétiste.
Lorsqu’il a rencontré Nusrat Fateh Ali Khan, le chant qawwali qui constitue la cérémonie soufie traditionnelle du samâ‘ (audition spirituelle) de la confrérie Chishti était déjà entré en décadence. Nusrat chantait désormais ces chants devant de riches pakistanais qui sirotaient leur whisky lors de réceptions privées dans d’opulentes demeures. Ceci n’enlève rien au talent du chanteur, mais tout à la dimension spirituelle du chant. De même, la cérémonie des derviches tourneurs de Konya lors des noces divines (shab-i arûs) – la commémoration de la mort de Rûmî – est maintenant vidée de sa spiritualité puisqu’elle est organisée par le gouvernement turc comme une attraction touristique et folklorique. Kudsî Erguner rappelle que les derviches tourneurs de Konya sont des fonctionnaires attachés au département des danses folkloriques du ministère de la culture et du tourisme turc ; ils sont recrutés souvent sur des critères de conformité physique. Les postes sont donc recherchés. Le public occidental a un goût prononcé et une soif de connaissance des cérémonies et musiques soufies, mais les critères souvent retenus en Occident (durée des spectacles, recherche du divertissement et du sensationnel, etc.) ont tendance à renforcer cette décadence. Kudsî œuvre au quotidien pour que ses projets artistiques soient dans la continuité de la tradition et de son esthétique. La mode des derviches tourneurs mis à toutes les sauces le hérisse. Cette décadence est résumée par une parole provenant d’un derviche du tekke (lieu où se réunit la confrérie soufie) de son enfance : « Quand la Vérité disparaît, il ne reste que des rituels ». Il relate cette histoire soufie – que l’on trouve dans d’autres traditions spirituelles – où un homme admire la lune reflétée dans l’eau d’un bassin, se perd dans l’admiration du reflet de l’astre au lieu de le regarder directement dans le ciel. Kudsî ERGUNER conclut que seuls les aveugles ont besoin de signes pour avoir une idée du Soleil et qu’il est absurde de se limiter à prouver l’existence du Soleil par les ombres. Il nous invite à ne pas nous perdre dans de vains arguments au sujet d’une recherche de la Vérité ou de « voyages » vers la Vérité, pour reprendre une terminologie très en vogue. Car la Vérité est plus proche de nous que ce que nous pouvons l’imaginer.