Quel statut pour la musique et la danse en islam ?

Par Eric Geoffroy

E. Geoffroy, tiré de L’Islam dans la cité –Dialogue avec les jeunes musulmans français, dirigé par P. Demaison, Albin Michel, Pars, 2006, p. 113-121.

Le statut de la musique et de la danse font débat en terre d’islam depuis le IXe siècle ; et si ces deux arts nourrissent encore la polémique aujourd’hui, c’est, comme le note le savant andalou Ibn Hazm (m. 1063), parce qu’il n’existe aucun texte scripturaire leur donnant un statut explicite, ce qu’on ne saurait considérer comme un hasard. Beaucoup de ulémas, tel Muhammad Ghazâlî, disparu il y a quelques années, ont donc invoqué la « licéité originelle » (al-ibâha al-asliyya), selon laquelle tout ce qui ne fait pas l’objet d’une interdiction formelle est licite, ou indifférent, au regard de la Loi. Le seul verset sur lequel s’appuient ceux qui condamnent la musique en islam est celui-ci : « Tel homme ignorant se procure des discours futiles (lahw al-hadîth) en vue d’égarer les autres et de railler [Nos versets]. Voilà ceux qui subiront un châtiment avilissant » (Cor. 31 : 6). Or, dans les ouvrages traitant des « Circonstances de la Révélation » (asbâb al-nuzûl), l’opinion dominante est que ce verset a été révélé à propos d’un homme qui voulait concurrencer le Prophète dans l’information qu’il donnait des peuples anciens ; il achetait donc des renseignements aux Perses avec lesquels il commerçait et les rapportait aux Mecquois. Ce n’est qu’en second lieu que le verset concernerait le cas d’un homme ayant acheté une servante qui chantait jour et nuit… : l’argumentation est faible. Le terme arabe lahw est ici un mot clé, car il désigne le divertissement futile qui distrait l’homme de Dieu et de ses devoirs religieux. Dans la culture islamique classique, il était associé aux mauvaises mœurs, à la beuverie et autres vices prohibés par l’islam. Pour autant, les moyens licites qui apportent la détente et le divertissement (tarwîh) ont toujours été bien considérés. C’est pourquoi les mystiques de l’islam ont distingué l’audition spirituelle qu’ils pratiquaient, le samâ’, de la musique profane, le ghinâ, qui était souvent mal connoté.

Un autre verset contient deux références plus musicales : les sifflements et les battements des mains. « Leur prière à la Maison [la Ka‘ba] n’était que sifflement entre les doigts et claquements de mains. Goûtez le châtiment mérité par votre mécréance ! » (Cor. 8 : 35). Il s’agit ici des rites païens, pré-islamiques, concernant le pèlerinage à La Mecque, et comportant dénudations et circumambulations rituelles accompagnées de formules scandées par la foule. Il n’est donc pas question de condamner les sifflets ou les claquements de mains, mais plutôt l’idolâtrie et ses manifestations bachiques. Comme le souligne Abû Hâmid Ghazâlî (m. 1111), surnommé « La preuve de l’islam » l’interdiction de siffler et de battre des mains devant la Ka‘ba ne saurait s’étendre aux autres lieux.

Quant aux paroles du Prophète (hadîth) sur ce sujet, comme l’ont relevé des ulémas puis des chercheurs contemporains, beaucoup apparaissent comme forgées par ceux qui voulaient proscrire la musique, ce qui explique leur aspect contradictoire : ici, le Prophète est décrit écoutant le tambourin (daff) et la flûte avec son épouse Aïcha, là on nous le dépeint se bouchant les oreilles pour ne pas entendre la flûte d’un berger. Ghazâlî a, parmi d’autres, rejeté la validité de ce dernier hadîth, et l’interprétation qui en a été faite dans le sens d’une interdiction.

Il n’existe donc pas de statut juridique décisif sur ce point et, comme y invitait le Prophète, il ne faut pas susciter d’interdits tant que ceux-ci ne sont pas stipulés : la question de la musique relève de l’ijtihâd, de l’effort de réflexion personnel. Les grands ulémas ont adopté un principe essentiel de l’islam pour juger de la licéité de la musique : seule l’intention (niyya) de l’auditeur constitue un critère pertinent. La musique n’est ni bonne ni mauvaise en soi ; c’est la disposition intérieure et le niveau d’écoute de l’auditeur qui font qu’elles vont dans un sens ou dans l’autre. Un savant affirmait que la musique a la valeur que lui accorde l’auditeur, tout comme l’eau de Zemzem est efficace en fonction du vœu prononcé avant de la boire. La musique reflète en effet l’état intime de l’auditeur, et le rapport que nous entretenons avec elle dépend moins, en fait, de la musique en elle-même que de notre attitude intérieure : l’écoutons-nous avec notre ego passionnel, ou avec notre cœur ? Ceux qui interdisent la musique, par ailleurs, se complaisent souvent dans le mauvais goût, s’abrutissent devant la télé, suivent les matchs de foot… Est-ce plus halâl ? En l’absence de texte clair, le halâl n’est-il pas avant tout un critère intérieur ?

Par sa beauté et son essence subtile, la musique a une origine divine, elle est un rappel du monde céleste, ainsi que l’avaient compris Pythagore et Platon, mais aussi des soufis comme Rûmî. Puisque « Dieu est beau et aime la beauté », selon le hadîth, écouter une musique qui tend vers le beau est louable, mais l’on devrait s’interdire une musique – ou toute autre activité ou attitude – qui avilit. Muhammad Ghazâlî partageait la même opinion que son illustre homonyme, Abû Hâmid Ghazâlî : la musique peut élever l’âme comme elle peut la souiller. L’un et l’autre affirment également que le chant de la femme n’est pas prohibé. L’islam met l’accent sur la responsabilité personnelle, engagée dans l’“ici et maintenant”. Il est trop facile de se référer à des savants ayant vécu il y a des siècles, dans un contexte totalement différent du nôtre, celui du brassage des cultures et de la mondialisation. Nous devons mettre en œuvre notre discernement, surtout en Occident où toutes sortes de musiques nous sont proposées, quand elles ne nous sont pas imposées.

Quant aux musiques baptisées récemment « islamiques », elles sont légitimes et profitables, mais il ne faut pas qu’elles deviennent un ‘prêt-à-porter’ qui standardise les comportements, artistiques ou autres. Le monde musulman possède un patrimoine authentique dans lequel nous pouvons puiser. Le thème de la louange du Prophète, par exemple, est à la base de la plupart des chants soufis. N’oublions pas que la science musicale, proche des mathématiques, était parfois enseignée par des ulémas et que, en Islam classique, l’on pratiquait la musicothérapie, pour guérir les maladies psychiques notamment.

Mais au-delà du monde arabo-musulman, toute musique peut être une nourriture spirituelle. Les ‘musiques du monde’ témoignent ainsi de la noblesse des cultures qui les ont portées, et une musique sacrée, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, touche un auditeur sensible à la spiritualité. Les œuvres de Bach, par exemple, sont de véritables louanges à Dieu (tasbîh). A vrai dire, toute musique correspond à une manifestation divine : le sentiment qu’elle suscite n’est que l’écho d’un Nom divin. C’est cela le Tawhîd : tout se résorbe dans l’Unicité. Les frontières ethniques ou confessionnelles n’ont donc plus de raison d’être pour un véritable mélomane. Pour se limiter au registre de la musique occidentale, une symphonie de Beethoven ou de Brahms exprime clairement la Majesté (al-jalâl), tandis qu’une pièce de l’époque baroque est plus dans la Beauté (al-jamâl). Jalâl al-Dîn Rûmî remontait à la source divine en écoutant le ney (flûte de bambou), tandis que Nâbulusî, grand savant et soufi syrien du xviiie siècle, était sensible au luth, et il demandait que personne ne le juge sur ce point. Après la Révolution iranienne, la musique de Beethoven a été interdite (jusqu’en 2007). Il eût mieux valu que le régime éduque le goût des Iraniens, plutôt que de prohiber une quelconque musique.

Certes, l’islam est une voie de dépouillement, et le silence possède une vertu supérieure à toute musique. Toutefois, l’homme ordinaire ne peut vivre constamment dans cet état. Afin de rester concentrés sur Dieu, certains saints musulmans se refusaient à toute écoute de chant ou de musique ; ils préféraient le silence de l’Absolu, qui était pour eux éloquent. Mais ils n’imposaient pas pour autant cette discipline aux autres. D’autres saints, on l’a dit, ont fait de la musique leur monture spirituelle. C’est en ce sens que des savants ont justifié le fait que l’on puisse éprouver plus d’émotion à l’écoute de poèmes qu’à l’audition de versets coraniques. Il y a trop de disproportion, expliquent-ils, entre la parole divine éternelle et son auditeur éphémère pour que naisse cette émotion. Les sentiments que développe l’écoute du Coran relèvent plutôt du recueillement et de la glorification. Il s’est donc trouvé des « juristes » pour autoriser la musique, et des soufis pour se l’interdire en raison de leur exigence intérieure : il s’agit, encore une fois, d’une appréciation personnelle, qui ne peut avoir valeur de jugement général.

Quant à la danse (raqs), elle a fait l’objet de débats plus âpres encore que ceux qui concernent la musique. Pour ses détracteurs, elle a été inventée par l’infâme Sâmirî et les Hébreux qui tournèrent autour du Veau d’or, alors que Moïse se trouvait sur le Mont Sinaï. Ulémas et soufis rigoristes lui reprochaient de favoriser la promiscuité et d’inciter au laxisme en matière sexuelle. Des traités et des libelles ont été rédigés contre elle au cours des siècles, car on y voyait une influence démoniaque ; en conséquence de quoi musiciens et danseurs ne pouvaient servir de témoins en justice. Les versets invoqués à son encontre ne semblent pas justifier, ici non plus, une telle mise à l’index, mais celle-ci, nous le verrons, est restée très théorique. Hormis le verset précédemment cité sur les claquements de mains (VIII, 35), les censeurs s’appuient sur ce verset : « …Dis-leur aussi [aux femmes] de ne pas frapper le sol de leurs pieds pour montrer leurs atours cachés » (XXIV, 31). Avant l’islam, en effet, les femmes arabes portaient des bracelets de pieds (khalâkhîl) qu’elles faisaient tinter en marchant, ce qui était une manière d’attirer l’attention sur elles et de séduire. A l’inverse, les partisans de la danse lui ont assigné un appui scripturaire : lorsque le Prophète dit à son cousin Ja‘far Ibn Abî Tâlib, frère de l’imam ‘Alî, qu’il lui ressemblait physiquement, Ja‘far se mit à danser de joie, ce que ne réprouva pas Muhammad.

Une autre référence pour les savants qui acceptent la danse est que le théologien Bâqillânî et surtout le « sultan des ulémas » Ibn ‘Abd al-Salâm (m. 1261) se soient laissés aller à danser lors de séances collectives de samâ‘ auxquelles ils assistaient. Il faut savoir en effet que ces séances, organisées dans les métropoles de l’islam depuis le IXe siècle, étaient très répandues et qu’elles rassemblaient tout ce que ces villes comptaient comme savants et muftis ! Sur ce point, les sources historiques sont incontestables. Les participants se réunissaient dans une mosquée, une zâwiya ou dans une demeure privée. Les chanteurs ou récitants déclamaient leurs poèmes en faisant souvent usage d’instruments de musique. Lorsque l’émotion débordait et que l’extase envahissait le coeur, le corps lui aussi se mettait en mouvement : on battait des pieds et des mains, on poussait des cris et l’on se mettait à « danser », à jeter son turban, à lancer son manteau vers le récitant ou à le déchirer. On pouvait aussi s’évanouir d’extase… Les séances se terminaient souvent par un dîner, voire par un banquet. On comprend mieux pourquoi beaucoup de ulémas « excusaient » la personne qui, prise par l’ivresse spirituelle, s’adonnait à la danse.