D’Eva de Vitray-Meyerovitch à Rûmî :

la médiation de Muhammad Iqbal

Par Eric Geoffroy

Une interprétation spirituelle de l’univers

Sans l’intermédiaire du penseur et écrivain indien Muhammad Iqbal (m. 1938), père spirituel de l’État pakistanais, Eva de Vitray n’aurait peut-être jamais connu ni l’oeuvre ni le personnage de Rûmî… Elle-même en témoigne dans son livre d’entretiens Islam, l’autre visage[1]. Evoquant l’ouvrage majeur d’Iqbal Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, elle confesse : « Je voulais juste le survoler mais dès les premières pages, j’ai été passionné. J’ai eu soudain le sentiment qu’il répondait à toutes mes questions. J’y trouvais cet universalisme tant désiré, cette idée que, fondamentalement, la révélation ne peut être qu’une […] Oui, une seule vérité. Le Coran ne dit pas autre chose. J’ai tellement aimé ce livre que j’ai aussitôt entrepris de le traduire. Tellement aimé Iqbal et un certain Rûmî dont il parlait sans cesse[2] ».

 « Ce qui me frappe chez Iqbal, continue-t-elle, c’est une constante recherche de l’unité dans sa vision du monde. Un désir permanent de concilier les principes fondamentaux du Coran et les découvertes de la science. Son ami Bergson disait qu’il fallait apporter un supplément d’âme à la culture occidentale. C’est exactement ce qu’il [Iqbal] voulait faire[3] ». Mais Iqbal n’est pas un penseur pessimiste. Comme Rûmî, il a une vision dynamique de l’évolution de l’homme, de son rapport à Dieu, et de sa place sur terre : selon lui, le rôle de l’homme est « de coopérer avec Dieu afin d’aider l’humanité en marche ». Il rejoint sur ce point l’idéal soufi de « l’homme accompli » (al-insân al-kâmil), dont le prototype est le prophète Muhammad, et qui, par sa réalisation spirituelle, est supérieur aux anges. Iqbal rejoint sur ce point Nietzsche, qu’il appréciait tout particulièrement : par sa quête de l’Übermensch, du « Surhomme », qu’Iqbal identifie avec raison à al-insân al-kâmil du soufisme, le philosophe allemand visait à conjurer le nivellement de l’humanité moderne, à restaurer sa noblesse initiale.

 Sur cette question de la place de l’homme dans le dessein divin, Iqbal a bien sûr pour premier inspirateur Rûmî : « Il n’était que naturel, écrit-il, et parfaitement conforme à l’esprit du Coran, que Rûmî considérât la question de l’immortalité comme une question d’évolution biologique, et non pas comme un problème devant être résolu au moyen d’arguments d’une nature purement métaphysique, ainsi que l’avaient pensé certains philosophes de l’Islam […] Le monde d’aujourd’hui a besoin d’un Rûmî pour créer une attitude d’espoir et pour aviver la flamme de l’enthousiasme pour la vie[4] ». Ou encore : « La formation de la théorie de l’évolution dans le monde de l’islam fut la cause de l’enthousiasme délirant de Rûmî pour l’avenir biologique de l’homme[5] ». On connaît les fameux vers de Rûmî sur ce point :

 D’abord, tu fus minéral, puis tu devins plante ;

Ensuite tu es devenu animal, comment l’ignorerais-tu ?

Puis tu fus fait homme, doué de connaissance, de raison, de foi ;

 Considère ce corps, tiré de la poussière : quelle perfection il a acquise !

  Dans son ouvrage Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, il y a un chapitre au titre provocateur, surtout pour l’époque : « La religion est-elle possible ? ». Iqbal y dégage ce qui lui paraît être une évolution générale de l’humanité, un mouvement de la religion vers une conscience d’ordre mystique. En tant que « discipline du groupe », la religion correspondrait à un premier stade de l’humanité, qui connaîtrait son parachèvement dans une phase finale, une sorte d’assomption spirituelle, ultime, de l’individu. Tout serait alors question d’« expérience », où l’être « nourrit l’ambition d’entrer en contact direct avec la Réalité ultime ». « La religion devient alors objet d’une assimilation personnelle de vie et de puissance, continue Iqbal sur un ton aussi soufi que nietzschéen ; et l’individu conquiert une personnalité libre, non pas en s’affranchissant des liens de la loi, mais en découvrant l’ultime source de la loi dans les profondeurs de sa propre conscience [6] ». La solution à la crise de la religion est donc pour lui radicalement, pleinement, spirituelle, en ce sens qu’elle doit ouvrir sur une spiritualité qui conjugue transcendance et immanence.

 Eva de Vitray a donc trouvé tout naturellement « une saisissante correspondance » entre Rûmî et Iqbal : le premier a servi au second « d’initiateur et de guide comme Virgile fit parcourir à Dante les espaces de son voyage céleste […] Tous deux, ils ont une même vision de l’évolution dont le suprême fruit doit être l’homme parfait. Tous deux sont passionnés par la science et tous deux, ils affirment que l’amour est la seule force qui meut l’univers. L’amour seul et éternel[7] ».

 Eva était fascinée par l’universalisme qui émanait d’Iqbal : « J’aime citer cette phrase de lui, rapporte t-elle : ‘‘Il n’y a ni Afghan, ni Turc, ni fils de Tartarie. Nous sommes tous les fruits d’un même jardin, d’un même tronc. Nous sommes la floraison d’un même printemps’’. Ce sont cette ouverture d’esprit, cette tolérance innée en même temps que la profondeur de son abandon au Divin qui font de lui un authentique soufi[8] ».

 Pour Eva, les séjours prolongés qu’a effectués Iqbal en Europe et les contacts qu’il a multipliés en Allemagne et en Angleterre font de lui « un médiateur » privilégié entre l’Orient et l’Occident. À cet égard, le personnage d’Iqbal évoque celui de l’émir Abd el-Kader, « intermonde » (barzakh) entre l’Islam – religion et civilisation – et l’Europe.

  La spiritualité dynamique, ‘‘révolutionnaire’’,  qu’Iqbal déploie dans Reconstruire la pensée religieuse de l’islam fait tout naturellement penser à l’œuvre majeure de Ghazâlî (m. 1111), Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, la « Revivification des sciences de la religion » : les titres des deux ouvrages frappent par leurs similitudes. De fait, on retrouve chez les deux personnages une même quête de complétude, d’équilibre, entre raison et supra-raison, la Loi et l’esprit de la Loi. Ghazâlî déclare notamment ceci : « Un théologien qui se limite à controverser et à faire l’apologie de son dogme, sans se préoccuper de son état spirituel, ne peut être compté parmi les savants […] La théologie scolastique (‘ilm al-kalâm) ne saurait ouvrir à la connaissance de Dieu ni procurer les fruits de la ‘science du dévoilement’. Au contraire, elle est un voile jeté sur cette connaissance. On ne peut parvenir à Dieu qu’au moyen de la discipline spirituelle (mujâhada), qu’Il a définie comme un préalable à la guidance : ‘‘Ceux qui auront combattu en Nous, Nous les guiderons assurément sur Nos chemins. Dieu est, en vérité, avec ceux qui recherchent l’excellence’’ » (Coran 29 : 69)[9].

Huit siècles plus tard, Iqbal écrit en ce sens : « Cette idée [la réhabilitation de la raison], cependant, ne signifie pas que l’expérience mystique, qui qualitativement ne diffère pas de l’expérience du Prophète, a maintenant cessé d’exister comme fait vital. En réalité, le Coran considère à la fois ‘‘Anfus’’ (le soi) et ‘‘Afaq’’ (le monde) comme sources de connaissance[10]. Dieu révèle Ses signes dans l’expérience intérieure aussi bien qu’extérieure […] Il ne faut donc pas penser que l’idée de finalité doive laisser entendre que la vie soit en définitive destinée à un total remplacement de l’émotion par la raison [11] ».

 Iqbal était visionnaire : il pressentait la rencontre actuelle, très significative, amorcée dès le début du XXe siècle par Einstein, entre la physique et la métaphysique. Il y revient très souvent dans son ouvrage cité. Il souscrivait à ce qu’on appelle désormais, depuis Gödel et Heisenberg, les constats d’indéterminisme, d’incertitude, d’incomplétude, de ce monde, et reconnaissait les limites de la logique et de la connaissance humaine.

  J’aimerais conclure sur cette appréciation qu’il porte sur notre humanité et son devenir : « L’humanité d’aujourd’hui a besoin de trois choses : une interprétation spirituelle de l’univers, une émancipation spirituelle de l’individu et des principes fondamentaux de portée universelle orientant l’évolution de la société humaine sur une base spirituelle. Sans doute l’Europe moderne a-t-elle construit des systèmes idéalistes sur de tels principes, mais l’expérience montre que la vérité révélée par la raison est incapable d’engendrer cette flamme de conviction vivante que seule peut apporter la révélation personnelle [12] ». Ces mots résonnent directement en nous, hommes de ce début du XXIe siècle, convaincus que nous sommes de la nécessité de l’émergence d’une conscience spirituelle et de son engagement au service de l’humanité.

Eric GEOFFROY

 [1] Paris, 1995.

[2] Islam, l’autre visage, op. cit., p. 32.

[3] Ibid., p.  34-35.

[4] Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Éditions du Rocher/UNESCO, Monaco, 1996 (rééd.), p. 121.

[5] Ibid., p. 186.

[6] Ibid., p. 181.

[7] Eva de Vitray, Islam, l’autre visage, op. cit., p. 36.

[8] Ibid., p. 36.

[9] Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, Beyrouth, s. d., I, 22-23.

[10] En référence au verset 41 : 53 : « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons (âfâq) ainsi qu’en eux-mêmes (anfusi-him) jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’il s’agit bien de la Vérité ».

[11] Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, op. cit., p. 127-128.

[12] Reconstruire la pensée religieuseop. cit., p. 179.