Présence du Prophète

par Éric Geoffroy

Beaucoup de choses ont déjà été écrites ou dites au sujet de la Réalité métaphysique du prophète Muhammad : al-haqîqa al-muhammadiyya. Elle enveloppe et illumine, rappelons-le, la personne physique, incarnée dans l’histoire, du dernier prophète de notre humanité. Il nous importe ici de tendre vers un vécu de cette Réalité : en quoi peut-elle concerner notre expérience spirituelle au quotidien ? Plus précisément, en quoi l’attention, la concentration sur la présence du Prophète , peuvent-elles nous aider à effacer, un tant soit peu, la distance entre les réalités spirituelles (al-haqâ’iq) et chacun et chacune d’entre nous ? Résorber la dualité : voilà bien la démarche, sans cesse à l’œuvre, de la réalisation de l’Unicité, du Tawhîd.

Point trop de métaphysique, donc, mais des dispositions ‘‘opératives’’. Tout d’abord, pour nous consoler de ne pas avoir côtoyé le Prophète ﷺ  dans le monde physique, il y a ce hadîth aux nombreuses variantes : « Bienheureuse une fois la personne qui m’a vu et a cru en moi (en ma mission), et bienheureuse sept fois celle qui ne m’aura pas vu mais aura cru en moi[1] ». Le Prophète ﷺ sait en effet que des humains viendront après lui, et qui « donneraient leur famille et leurs biens pour accéder à ma vision[2] ». Ces hadîths, parmi d’autres, confirment qu’il nous est recommandé de chercher à voir, à « goûter » le Prophète ﷺ. Mais par quel protocole d’approche ?

Le Coran précise que le Prophète ﷺ  est issu de nous[3]. Voici donc un prophète humain, proche de nous, notamment dans ce beau verset : « Vous est venu un envoyé issu de vous, lui tient à cœur ce que vous endurez, plein de sollicitude pour vous, pour les croyants, très compatissant, très miséricordieux[4] ». Un autre verset nous conduit de cette proximité à une intimité toute spirituelle, troublante au premier abord : « Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont d’eux-mêmes[5] ». Une variante ajoute : « et c’est un père pour eux » ; ce qui explique la suite du verset : « et ses épouses sont leurs mères ». Cela ne peut s’expliquer que sur un plan ésotérique, comme l’énoncent des exégètes soufis : le Prophète est le principe de l’existence même des croyants et de leurs qualités spirituelles. Il est donc leur père véritable et, en cela, l’intermédiaire entre Dieu et eux. Le flux divin ne leur parvient que par le Prophète car il est le « voile suprême » entre le Réel et les hommes[6]. Ainsi se justifie cette parole du Prophète : « Nul d’entre vous n’a la foi s’il ne m’aime pas plus que lui-même, ses enfants, son argent et l’humanité entière ». De fait, si les croyants n’aiment pas plus le Prophète   qu’eux-mêmes ils restent voilés par leur ego, enferrés en leur ego.

« Parmi nous » ou « en nous » ?

Venons-en maintenant à une parole coranique essentielle pour notre propos, sourate 49, verset 7. Le début du verset peut être lu ainsi : « Et sachez que parmi vous se trouve l’Envoyé de Dieu », ce qui peut être compris comme s’adressant aux générations qui n’auront pas connu physiquement le Prophète ﷺ. Sa présence spirituelle est donc affirmée, qu’elle soit facilitée par la pratique de la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ l-nabî) ou par des formules censées faciliter sa vision, en rêve ou à l’état de veille. Ce « parmi vous » (fîkum) explique par ailleurs que les séances de dhikr des soufis soient appelées hadra : il s’agit bien de la « présence » du Prophète , au milieu du cercle, et non en particulier de Dieu car Il est d’évidence présent « partout où que vous soyez[7] ».

Des conseils de « mise en présence » (istihdâr) du Prophète sont ainsi donnés par maints spirituels musulmans, tel ‘Abd al-Karîm al-Jîlî (m. 1428) : « Il faut avoir en permanence à l’esprit sa forme apparente [il s’agit du Prophète] ; si tu ne l’as jamais vu en sommeil et que tu sois dans l’incapacité de te le représenter selon la forme précédemment décrite, mentionne-le et récite la tasliya [la ‘‘prière sur le Prophète’’] en te comportant comme si tu te trouvais en sa présence lorsqu’il était vivant, avec vénération et avec respect, car il te voit et il t’entend chaque fois que tu le mentionnes[8] ». Revient alors à l’esprit cette formule, qui apparaît comme un défi lancé par le cheikh Abû l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287) à lui-même… et à nous : « Par Dieu, si le Prophète m’était caché ne serait-ce qu’un instant, je ne me compterais plus parmi les musulmans[9] ».

Revenons au verset 49 : 7. La particule fîkum peut signifier « en vous », ce qui donne une dimension proprement initiatique à ce verset : « Et sachez qu’en vous est l’Envoyé de Dieu ». Il peut m’être offert d’observer le Prophète en moi, alors que je suis en dehors de moi ; la retraite spirituelle (khalwa) est propice à l’apparition d’un tel processus. ‘Abd al-Karîm al-Jîlî précise que la Forme muhammadienne « annihile les contours de votre individualité au point que vous partiez et que lui, sur lui la Grâce et la Paix, soit en vous à la place de vous-même[10] ». L’émir Abd el-Kader témoigne de cette expérience : « J’invoquais Allâh quand le sommeil me prit. J’eus une vision dans laquelle la noble personne du Prophète   se confondait avec la mienne au point que nous étions devenus un seul être : je me regardais et je le voyais, lui, devenu moi[11] ». Alors se vérifie plus profondément encore le verset déjà cité : « Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont d’eux-mêmes ».

Cette expérience « gustative », vécue ou simplement pressentie, nous aide à comprendre l’audace avec laquelle certains maîtres suggèrent les horizons initiatiques de la Réalité muhammadienne, qui confinent au Divin. En tant que « médiateur » vers le Divin, en effet, le Prophète  nous amène à réaliser, peu ou prou, l’« Identité suprême » : je quitte, ne serait-ce qu’un instant, mon petit « moi » illusoire pour réaliser en moi le « Soi ».

Considérations de haute volée, expériences réservées à une élite, lesquelles échappent même à la plupart des cheminants sur la Voie ? Oui et non. Osons, soyons disponibles, et n’oublions pas que le Prophète a été envoyé en tant qu’humain très incarné, ‘‘familier’’ car il est, on l’a vu, notre père spirituel. Il est de ce fait un modèle accessible, nous permettant de remonter par lui, en lui, l’arc de la Manifestation – ce que le soufisme a parfois formulé en une triple « extinction » (fanâ’) : extinction dans le guide spirituel, puis dans le Prophète , puis en Dieu. Ne nous dérobons pas : des aspects tangibles de sa Réalité métaphysique, présente ici et maintenant, peuvent s’offrir à nous.

Par  Éric Geoffroy

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 Éric Geoffroy est islamologue, spécialiste du soufisme, et écrivain. Il travaille aussi sur les enjeux de la spiritualité dans le monde contemporain. Il est membre de l’Académie Arabe du Caire, et président de l’association Conscience Soufie. Ses derniers ouvrages : « Allah au féminin », Albin Michel, 2020, et « Cheikh Ahmad al-‘Alâwî – Vivificateur de la Voie soufie », Albouraq, 2021.

 

[1] Rapporté notamment par Bukhârî et Ibn Hanbal (Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, Beyrouth, 1990, p. 327).

[2] Rapporté par al-Hâkim (Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, p. 135).

[3] Coran 2 :151 ; 3 : 164.

[4] Coran 9 : 128. Nous suivons la traduction de Denis Gril, dans l’article L’universalité de la miséricorde muhammadienne de ce dossier (Revue Conscience Soufie n°4).

[5] Coran 33 : 6.

[6] L’expression est notamment employée par le cheikh ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1127), en sa célèbre Salât mashîshiyya.

[7] Coran 57 : 4.

[8] Voir l’article d’Amine Hamidoune  Les vertus spirituelles de la taṣliya ou « prière sur  le Prophète »  (Revue Conscience Soufie n°4).

[9] Ibn ‘Atâ’ Allâh, Latâ’if al-minan, traduction d’Eric Geoffroy : La sagesse des maîtres soufis, Grasset, 1998, p. 113.

[10] Claude Addas, La Maison muhammadienne – Aperçus de la dévotion au Prophète en mystique musulmane, Gallimard, 2015, p. 132.

[11] Emir Abd el-Kader, Écrits spirituels, présentés et traduits de l’arabe par M. Chodkiewicz, Le Seuil, 1982, p.164.