Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu… (Jean, 1:1)
Par la rosée de l’amour la terre devint argile et donna naissance à l’homme, cette nouvelle création bouleversa toutes celles qui la précédaient, puis, le scalpel de l’amour coupa une veine à l’Esprit ; une goutte en tomba que l’on baptisa cœur… [1]
Puis, le sang commença à bouillir dans le cœur de l’humain, s’éleva jusqu’à sa bouche et continua sa course en fusion, lui fendant la tête en deux, et l’écriture commença. Rumi le décrit dans ce vers :
Le sang bouillonna et fit naître la parole qui courut dans le calame. [2]
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La poésie est l’une des meilleures formes d’expression de l’amour divin par sa capacité à refléter les beautés de la création. Elle naît d’un double mouvement de descente et de montée : du monde céleste vers la terre et de l’ascension qui se produit en retour. Le poème est l’expression même de ce désir ascensionnel.
À chaque instant, la révélation céleste descend dans le secret des âmes,
Disant : « Jusqu’à quand resteras-tu sur terre, [amère et lourde] comme la lie du vin ? [Allège-toi et] Monte ! » [3]
Mawlana Jalaleddin Rumi connaît les clés qui ouvrent les portes du monde subtil. Il s’y introduit et entraîne à sa suite les Amoureux qui le suivent – le lisent -, et leur permet d’en saisir les réalités : il les invite à contempler son océan, il les incite à y plonger. En cet océan, ni tiédeur, ni calme. Rumi vit au sein du tumulte et du tourbillon que lui imposent les états changeants de son âme. Pour lui, le monde est mouvement et transformation, sans cesse et sans répit. Et si la Création et l’Amour, en tant qu’émanations du Principe, sont permanents, ils se manifestent dans l’absolue mobilité. De fait, le Divan de Rumi se construit sur des verbes éminemment actifs, et ce mouvement se retrouve très clairement dans les rimes et les assonances particulières de ses vers. La musicalité de sa parole est profondément dynamique. En révélant ainsi le mouvement continu de l’Acte créateur, Rumi tend à réduire la distance entre la créature et le Créateur.
Tantôt je ressemble aux anges et tantôt je les appelle à moi !
Même si, le temps d’un seul instant, je reste calme, mon âme ne se calme pas. [4]
Mais le son divin ne peut résonner que dans un cœur vidé de tout ce qui contraint l’être et obstrue le passage de la lumière divine. Alors, dans ce lieu épuré, la Parole se transmet directement du Créateur à l’homme.
Un appel extraordinaire nous arrive à tout moment du ciel,
Seul à l’entendre, celui dont l’âme est préparée [5]
Pour Rumi, la musique est supraterrestre : les notes produites par les instruments ou la voix, sont le reflet de la musique originelle du Paradis. Elle caresse l’âme humaine, la fait tourner et danser, d’autant plus lorsqu’elle se marie avec la poésie. La musique, à chaque instant, suggère à l’être humain la Voie à suivre. Et Rumi bat la mesure. Il met tout à son service, les mots, les vers et les allégories, pour tourner et faire tourner en cadence. Il fonde la danse.
Lorsque Ton image pénètre mon cœur en dansant,
Que d’autres images surgissent, ivres elles aussi,
Et dansant toutes, autour de Ton image !
Tandis que Ton image tourne au centre, à l’instar de la Lune,
À chaque fois qu’elles se frôlent, les images et la Tienne,
Comme un miroir, le soleil lance ses scintillements.
Ma parole s’enivre alors, et, cent fois,
Elle va de ma langue à mon cœur et de mon cœur à ma langue ;
Ainsi ma parole ivre, mon cœur ivre et Ton image ivre
Se visent, se mêlent et s’unissent, oubliant le reste. [6]
La Parole dans le poème déploie pleinement sa dimension créatrice. Elle n’est pas d’inspiration divine, elle est l’expression même du divin. Le « je » du poète n’a plus de « moi », il est devenu cosmos divin. C’est de cette union du « je » au cosmos divin que naît le poème. La beauté des images, la beauté de la langue même en sont le reflet. Cette Parole se situe au plus proche de l’indicible. Le mouvement qu’elle initie, et auquel elle se soumet et soumet l’auditeur, est celui de la danse : c’est l’attraction qu’exerce l’Aimé sur l’amant, le désir d’union que rien ne peut assouvir.
Je suis avec mon Compagnon (Yaar) dans un état de fusion tel que je ne me distingue plus de Lui ! [7]
Cette union constante avec le Bien-aimé, de tout temps et en toutes circonstances, fait de Rumi un être particulier : il est cette existence qui se laisse sciemment engloutir dans les flots de l’Amour divin, cette flamme qui brûle et que l’eau même ne peut éteindre, flamme qui seule sait cuire la nourriture qui sied à l’âme affamée des Amoureux.
Elle revint, cette lune que le cosmos ne peut voir en rêve,
Elle amena un feu qui ne meurt pas avec l’eau …
Lorsque les yeux s’emplirent de son image, arriva un appel :
Bravo ô coupe ! Bravissimo ô vin !
Soudain, mon cœur vit l’océan de l’Amour,
Et se jeta dedans, me disant : « retrouve-moi » [8]
Lorsque les images du monde s’effacent, elles laissent place à la vision spirituelle, aux images divines. Dans la bouche de Rumi, la langue reprend sa force primordiale, elle se relie à sa propre origine. Le poème véritable est prière au seuil de l’Invisible.
L’éveil, la vigilance, dont parle Rumi, consistent à laisser s’échapper toute affirmation de sa propre volonté, à devenir la coupe transparente au désir divin. Au cœur du silence, la parole prend son essor. Le poème est bien une théophanie
Toi, ne pense pas que je compose sciemment mes vers ;
Tant que je suis vigilant et éveillé, je ne prononce pas un seul mot. [9]
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Le poète vrai et le mystique sont sur un même chemin, celui de la quête de la réalité que recèle le monde. Certaines vérités leur apparaissent et s’expriment en une langue qui n’est pas celle de l’apparence des choses. Si le poète doit ensuite tracer dans cette langue une voie qui conduise l’auditeur au seuil des vérités, le mystique, quant à lui, s’en imprègne et devient lui-même Parole, une parole poétique non composée, fulgurante et saisissante.
Nahid Shahbazi, spirituelle iranienne, chercheuse et femme de lettres francophone et francophile, spécialiste de la poésie mystique persane. Ses auteurs de prédilection sont Rumi et Hafez.
Pour toute question concernant le sens des vers ou leur transcription, vous pouvez contacter l’auteure à l’adresse suivante : Matiniere@gmail.com
[2] Jalaleddîn Rumi, Koliyât Shams ou Divân Kabîr, édition de Badiozamân Foruzanfar, 10 volumes, Amir Kabir, 4e édition, Téhéran, 1378 H., ghazal n° 23, vers 4.
[3] Ibid., ghazal n° : 26, vers 1.
[4] Ibid., ghazal n° 1467, vers 1.
[5] Ibid., ghazal n° 2442, vers 1.
[6] Ibid., ghazal n° 1996.
[7] Ibid., ghazal n° 1487, vers 2.
[8] Ibid., ghazal n° 310.
[9] Célèbre ghazal attribué à Rumi.