La réalité muhamadienne
Les poèmes et chants d’éloge du Prophète qui ponctuent les réunions spirituelles des soufis, ou qui sont particulièrement à l’honneur lors de la « célébration de sa naissance » (Mawlid), n’ont pas uniquement un but dévotionnel : ils ont pour vocation essentielle de permettre aux pratiquants de quitter leur conscience individuelle ordinaire pour s’élever vers la Présence muhammadienne. Il en va de même de la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ al-nabî). Il en existe de multiples formules, de la dimension d’une phrase ou plus, que l’on répète en la dénombrant généralement sur un chapelet. Selon le Coran (33 : 56), Dieu et les anges accomplissent l’action de grâce sur le Prophète, et il est enjoint aux croyants de la pratiquer. Muhammad lui-même en décrivit les vertus pour ceux qui s’y adonnent. Dans son texte Dawhat al-asrâr, le cheikh ‘Alâwî incite l’aspirant sur la Voie à s’exercer à cette prière, en créant implicitement un lien entre l’« Ascension du Prophète » (Mi‘râj) et celle que connaîtrait alors ce disciple.
Au-delà de la personne physique et historique de Muhammad se déploie en effet la réalité métaphysique et cosmologique du Prophète : la « Réalité muhammadienne » (al-Haqîqa al-muhammadiyya). Dans cette perspective, les nombreux prophètes envoyés tour à tour aux hommes sont autant de manifestations fragmentaires de cette « Réalité », qui ne se révèle intégralement que dans la personne de Muhammad. Cette doctrine énonce la primauté, la précellence du Prophète par rapport à l’ensemble de la création. Elle a été explorée par les ésotéristes de l’islam, mais elle est tout à fait conforme à l’orthodoxie islamique et se fonde sur des sources scripturaires telles que ces paroles du Prophète :
– « J’étais déjà prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps » (ou : « entre l’eau et la boue ») ;
– « Je suis le premier des hommes à avoir été créé, et le dernier à avoir été envoyé [comme prophète] » ;
– Ou encore ce « propos saint » (hadîth qudsî) : « N’eût été toi [Muhammad], Je n’aurais pas créé le cosmos ! » Cette parole est parfois jugée apocryphe, mais plusieurs savants retiennent que son sens est authentique.
Cette « Réalité » se manifeste en particulier dans la « Lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî). Toutes les créatures doivent leur existence à cette réfraction de la Lumière divine, et les prophètes de l’humanité y puisent leur propre lumière.
Le poème le plus accompli, et donc le plus chanté, dans ce registre est sans conteste celui du cheikh ‘Alâwî : « Que Dieu te comble de grâces, ô Lumière ! », Sallâ Allâh ‘alayk yâ nûr.
Source : E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014., p. 85-86.
Vous retrouverez ci-dessous le poème chanté selon plusieurs mélodies, suivi du texte du poème en arabe et de ses traductions en francais par Eric Geoffroy, Idris de Vos et M Chabry.
Traduction du poème en francais (version 1) :
Que Dieu te comble de grâces, ô Lumière,
Ô Lumière de toute demeure,
Ô toi, le meilleur qui soit, en toute demeure ! [refrain]
Ô Envoyé de Dieu, tu es,
Tu es la Lumière ayant pris forme.
Lumière sur lumière tu es venu,
Par elle le Coran est descendu.
***
Niche, lumière, huile,
Et clarté : en toute harmonie tu es venu.
Le cosmos ne s’est révélé
Que lorsque ta présence l’a embelli.
Tu as dit toi-même que ce monde,
À partir de toi, avait pris forme.
De la Sainte Présence tu viens,
Et tu n’as cessé d’y demeurer.
Tu étais avant que ne soit l’univers, certes tu étais,
Là où il n’est ni commencement ni fin.
Libre et absolu tu étais, puis tu as été
Magnifié par les entraves du monde contingent.
Il n’y a rien, non rien, dans l’existence
Hormis, je l’atteste, cette Lumière.
Surgie du monde du Mystère,
Elle est descendue des sublimes sphères.
Ô Envoyé de Dieu, tu es gratifié
De la quintessence de toutes les faveurs,
Ô Envoyé de Dieu tu demeures,
Et dans ton obédience je demeure.
Al-‘Alâwî espère
Par ton agrément parvenir au but
صلى الله عليكَ يا نور
يا نور كل المنازِل
يا خيرَ من في المنازل
يا رسولَ اللَهِ أنتا ** أنتَ النور المتشكّل
نورٌ على نورٍ جئتا ** به القرآنُ تنزّل
***
مشكّاةً نوراً وزيتاً ** ضياءً جئتَ معتدِل
لا يكونُ الكونُ حتّى ** يظهر بكَ متجَمَّل
***
أنت في الآثار قُلتا ** ذا الكونُ منكَ تمثّل
من حضرةِ القدس جئتا ** وأنتَ فيها لم تزَل
***
كنتَ قبل الكونِ كُنتا ** والأبد مثلُ الأزَل
مطلقاً كنتَ فصِرنا ** بالقيودِ متجمّل
***
ليسَ في الوجودِ البته ** إلّا النورُ قلتُ أجل
بدا من الغيبِ بغتَه ** من أعلى العلا تنزّل
***
يا رسولَ اللَهِ حُزنا ** فضل الفضلِ والفضائل
يا رسولَ اللَهِ دمتا ** ودُمتُ لك مُمتثِل
***
فالعلاوي يرجو حتّى ** يبلُغ برضاك الأمل
Traduction du poème en Français (version 2) :
Lorsque la prééternité
A toi sont les grâces plénières !
Et qu’il réalise ainsi son but !
Pour une étude du Dîwân du cheikh Ahmad al-‘Alâwî, voir E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014. Édité avec QR code pour écouter les chants soufis: https://soundcloud.com/editions-du-seuil/sets/egeoffroy.
Pour une traduction du Dîwân voir M. Chabry dans : Cheikh al-‘Alawî – Dîwân, La Caravane, 2017.
Vous pouvez retrouver le Dîwân du cheikh Ahmad al-‘Alâwî en arabe sur ce lien ici, Sallâ Allâh ‘alayk yâ nûr, est page 83.