Revue des livres
Le Livre de l’Arbre et des Quatre Oiseaux, par Ibn ‘Arabî, présentation et traduction de Denis Gril, Les Deux Océans, Paris 1984, 76 pages.
Ce petit ouvrage reprend – sans l’édition critique du texte arabe, basée sur dix manuscrits – le travail que D. Gril avait publié en 1981 dans le no 17 des Annales Islamologiques et permet donc à des lecteurs plus nombreux de découvrir ce traité du Shaykh al-Akbar. Le titre original (abrégé) – Risâlat al-ittihâd al-kawni – en suggère le thème central : l’intégration harmonieuse en la personne théomorphe de l’insân al-kâmil des haqâ’iq haqqiyya et khalqiyya dont il est le dépositaire en vertu du mandat divin (amâna). Si l’identification de ce leitmotiv de l’enseignement akbarien est aisée, le décryptage précis de cette épitre en prose rimée chargée d’allusions n’est guère facile. Dans son introduction, D. Gril s’emploie de son mieux à déchiffrer ces énigmes. Pour les « quatre oiseaux » qui, l’un après l’autre, prennent la parole, le traité lui-même et d’autres ouvrages d’Ibn ‘Arabî, notamment son Kitlâb al-istildhât permettent d’y reconnaitre quatre déterminations successives, ontologiquement parlant, du principe de la manifestation : al-warqâ, la colombe, est I’Âme universelle et correspond au lawh mahfûz; al-‘uqâb, l’aigle (dont la colombe est issue comme Eve d’Adam, cf. Futdhât I, 139), symbolise l’Intellect premier et correspond au qalam ; de leur hymen spirituel nait al-‘anqâ, le phénix, qui symbolise la meteria prima, souvent désignée chez Ibn ‘Arabî comme al-habâ, la « poussière » originelle. Le phénix à son tour, engendre le corbeau (al-ghurâb) c’est-à-dire le Corps universel (al-jism al-kullî), qui est le point de d’arrêt de la manifestation comme l’aigle, ou l’intellect, en est le point de départ (« il est le premier et je suis le dernier » déclare-t-il p. 69). Mais les rapports entre ces quatre symboles et les réalités qu’ils expriment sont, dans la cosmologie akbarienne, extrêmement complexes et si, d’une certaine façon, il est légitime de voir en eux quatre degrés marquant un éloignement progressif du Principe, on doit, d’un autre point de vue, les considérer comme des aspects complémentaires et inséparables de ce même Principe, la distinction entre eux étant purement conceptuelle.
L’Arbre, quant à lui, est un symbole dont les références scripturaires, dans le Coran et le hadith, sont nombreuses et qui a été souvent employé par les soufis (le cas extrême étant celui de la Rawdat al-ta’rif de Lisân al-din Ibn al-Khatîb, où son utilisation est d’ailleurs plutôt un artifice rhétorique). Ibn ‘Arabî lui-même en a développé certaines implications dans son Shajarat al-kawn (traduit en anglais par A. Jeffery dans cette revue, n° X et XI, 1959, et en français par M. Gloton, L’Arbre du Monde, Les Deux Océans, Paris, 1982). Mais il s’agit d’un symbole ambivalent : si cet arbre que « la Main de l’Un » a planté « dans le jardin de l’éternité » (p. 54) figure surtout ici, en raison de sa forme axiale, l’insân al-kâmil (conformément à la définition lapidaire du k. al-istilâhât), il évoque aussi, par le symbolisme verbal de sa racine, le tashâjur (cf. Fut. II, 218) et donc la dualité ; et c’est pourquoi il est interdit à Adam et Eve de s’en approcher (Cor. 2: 35), l’infraction à cette règle ayant pour conséquence I ‘apparition de la différenciation sexuelle (Cor 20: 121), c’est-à-dire la rupture de l’unité – que l’ittihâd kawni aura pour effet de restaurer. Ces quelques remarques permettent de mesurer la densité d’un texte que M. Gril a traduit avec autant de soin que d’élégance. Mais elles ne signifient pas que toutes les obscurités de l’œuvre soient levées malgré la qualité de l’introduction et des notes, fruits d’une longue fréquentation des écrits d’Ibn ‘Arabî (une lacune nous a surpris cependant: celle, dans la note 58, p. 52, d’une référence – à propos de l’ascension spirituelle du Shaykh al-Akbar – au chapitre 367 des Futûhât, qui complète sous ce rapport le chapitre 167, ainsi qu’au K. al-isrâ, sans doute à peu près contemporain dans sa rédaction du Livre de l’Arbre).
Entre autres problèmes reste celui de l’interprétation du nom emblématique – Abû l-Fawâris Sakhr Ibn Sinân – sous lequel est désigné le destinataire de l’épitre : une épitre dont Ibn ‘Arabî précise en même temps qu’il ne l’envoie qu’à lui-même. M. Gril formule sur ce point d’intéressantes suggestions mais il ne nous semble pas suffisant de voir là une désignation du a prototype des afrâd, (p. 24) et nous pensons plutôt qu’elle s’applique plus précisément à Ibn ‘Arabî en tant qu’il est le (Sceau de la sainteté muhammadienne ), fonction dont il est l’unique détenteur. Il y a d’ailleurs une analogie t relever entre le « rocher », (sakhr), qui symbolise ici cette fonction si notre interprétation est exacte, et la « brique » (labina) qui la représente dans une vision fameuse d’Ibn ‘Arabî (Fut. I, 318-319; cf. aussi Fusûs, éd. ‘Afîfî, I, p. 63). Analogie d’autant plus significative qu’Ibn ‘Arabî, qui se qualifie lui-même de « serviteur à l’état pur » (Fut. III, 41, 350, etc.), précise (Fut. I, 710) qu’il n’y a rien de plus élevé dans l’homme que la « qualité minérale » (al-sifa al-jamâdiyya) car, dit-il, il est de la nature de la pierre de tomber lorsqu’on l’abandonne ai elle-même : et c’est là, ajoute-t-il, « la véritable ‘ubûdiyya ». L’allusion au rocher de Moise (p. 43) correspond bien en outre au rôle de source de toute sainteté qui est celui du Sceau. On peut noter d’autre part que les qualités attribuées à cet « Abu l-Fawâris » évoquent fortement les termes laudatifs souvent employés à propos de Hâtim al-Tâ’i, illustre ancêtre de l’auteur. Quoi qu’il en soit, remercions M. Gril de cette excellente contribution, amorce de travaux plus amples, A la connaissance du Shaykh al-Akbar.
Par Michel Chodkiewicz
Vous pouvez retrouver la publication d’origine sur le site jst ici.
« Le livre de l’Arbre et des quatre Oiseaux d’Ibn ʿArabī. Risālat al-ittiḥād al-Kawnī. « , Denis Gril, Anlsl 17 (1981), p. 53-60. Vous pouvez retrouver le livre en ligne sur le site ifao ici, ou en librairie ici.