Ibn ‘Arabî et son œuvre (2)

Entretien avec Michel Chodkiewicz

Retranscription de l’émission de France Culture À voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui du 18 mars 1992.

L’article suivant correspond à l’un des épisodes de la série radiophonique consacrée à Michel Chodkiewicz (décédé en mars 2020), spécialiste d’Ibn ‘Arabî. L’entretien est conduit par Jean-Maurice de Montremy.

 Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, à l’occasion de l’événement organisé en septembre 2020 autour de L’enseignement d’Ibn ‘Arabî. En cela, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaître ses grandes figures à travers les temps, et ses œuvres majeures.

Jean-Maurice de Montremy : Michel Chodkiewicz, dans l’entretien précédent de la série que nous vous consacrons, nous avons évoqué la figure d’Ibn ‘Arabî. Nous avons ainsi rencontré un homme dont l’œuvre immense est une sorte de voyage spirituel à l’intérieur du monde coranique, de la révélation et de la parole divine. En effet, ce personnage, par ailleurs étonnant, voyage lui-même à travers tout le bassin méditerranéen. Il a donc non seulement écrit un nombre immense et considérable d’ouvrages, mais il a également eu des disciples et voyageait ainsi de maître en maître, de témoignage en témoignage et de personne en personne. Ibn ‘Arabî n’était donc pas, si je puis dire, un homme politique, de pouvoir et de diffusion, ou un organisateur de sa réputation. Aussi, peut-on dire qu’il est mort tel un personnage dont peut-être nous n’avions pas mesuré toute l’importance ?

Michel Chodkiewicz : Je pense que son importance était déjà mesurée par ceux qui l’avaient connu et fréquenté. À Damas, notamment, il semble avoir été très vénéré par la population, particulièrement pour sa sainteté personnelle et le témoignage de foi qu’il offrait, bien plus que pour son œuvre. Comme je vous l’ai indiqué, cette dernière était relativement peu divulguée.

En revanche, il avait des disciples très actifs parmi lesquels il y en a un qu’il convient de nommer tout de suite : son beau-fils. En fait, il s’agit du fils de la dernière femme qu’il ait épousée, laquelle était la veuve de l’un de ses amis. Ce fils s’appelait Sadr al-Dîn al-Qûnawî[1] : il était originaire de Konya, en Asie Mineure, et joua un rôle très important dans la diffusion de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, notamment dans le monde persan. Il existe une très longue lignée persane de disciples d’Ibn ‘Arabî, aussi bien chez les sunnites, que chez les chiites. Généralement, le point de départ de cette transmission est attribué à Sadr al-Dîn al-Qûnawî.

Toutefois, Ibn ‘Arabî avait bien d’autres disciples. D’ailleurs, nous avons la possibilité de les identifier car la plupart des manuscrits de ses œuvres que nous possédons comportent ce que l’on appelle des certificats de lecture, lesquels relevaient d’une pratique traditionnelle en Islam : ils attestent que le texte de l’ouvrage considéré a été lu devant l’auteur, par telle personne, en présence de telle ou telle autre. D’une part, cela donnait à l’auteur la possibilité de rectifier éventuellement des erreurs du texte, en disant : « Là, vous vous êtes trompés » ou « Vous vocalisez mal » (précisons qu’en arabe, les voyelles ne s’écrivent pas, la lecture orale fait apparaître les défauts de vocalisation). D’autre part, cette pratique de relecture permettait également de faire des commentaires.

Parmi ses disciples, je mentionnerai également Ibn Sawdakîn. Mort à Alep un certain nombre d’années après Ibn ‘Arabî, il eut à son tour des disciples. Ces premiers disciples directs d’Ibn ‘Arabî ont engendré des lignées continues qui se poursuivent jusqu’à nos jours, mais de deux manières distinctes, bien qu’elles soient souvent conjuguées chez les mêmes personnes.

En premier lieu, s’opère une transmission intellectuelle, livresque dirais-je, qui est le fait de personnes qui ont lu et étudié l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, sous la direction de quelqu’un qui l’avait lui-même étudié sous la direction d’une autre personne, celle-ci l’ayant étudié directement avec Ibn ‘Arabî. Parfois, il s’agit aussi de personnes l’ayant lu solitairement. Dans ce cas plus rare, celles-ci sont alors rattachées à Ibn ‘Arabî d’une manière essentiellement intellectuelle, dans la mesure où elles portent un intérêt à sa doctrine, cherchent à la comprendre et contribuent à la diffuser par leurs propres écrits et par leur enseignement oral.

En second lieu, cette transmission intellectuelle se double d’une transmission initiatique, une pratique qui existe en Islam. La « baraka » d’un cheikh qui est un maître spirituel, ou son influx spirituel, est alors transmise de disciple en disciple par des rites particuliers. À cette lignée initiatique toujours vivante se rattachent ainsi toute une série de personnages. Cependant, contrairement à ce que certains ont soutenu, la personne d’Ibn ‘Arabî n’a jamais donné lieu à la constitution de ce qu’on appelle habituellement une « confrérie ». Sa pensée s’est diffusée beaucoup plus largement d’ailleurs que si elle avait été enfermée dans le cadre confrérique. Je connais un nombre assez grand de gens qui ont reçu cette « baraka » d’Ibn ‘Arabî, laquelle a été transmise de maître en maître tout au long des siècles.

Jean-Maurice de Montremy : Il s’agit là d’une chose très difficile à comprendre, une nouvelle fois, par les personnes habituées à la religion occidentale.

Michel Chodkiewicz : Je vous invite à prendre l’exemple de la succession apostolique, cela vous donnera une idée approximative de ce dont il s’agit.

Jean-Maurice de Montremy : Il y a quelque chose de très frappant dans le cas d’Ibn ‘Arabî. Voilà un personnage dont l’œuvre mystique et visionnaire est considérable. À ce titre, on peut se demander si son importance, en particulier le lien que vous établissez autour de lui ou qu’un certain nombre de croyants établissent autour de lui, n’entre pas en concurrence avec la figure du Prophète ? Est-ce que finalement les disciples d’Ibn ‘Arabî ne seraient pas plus nombreux que les disciples du Prophète ?

Michel Chodkiewicz : Non. J’ai mentionné dans notre précédent entretien que, justement, certains reprochaient à Ibn ‘Arabî une vénération excessive pour le Prophète. Le Prophète est mentionné à chaque page de ses œuvres, et souvent plusieurs fois. Nul lisant sérieusement Ibn ‘Arabî ne peut imaginer un instant une voie mystique qui garderait le nom d’islam et qui serait détachée du Prophète. C’est absolument inconcevable et totalement contraire à l’enseignement d’Ibn ‘Arabî. Accorder l’importance à des saints et à l’enseignement dans lequel ils explicitent justement le message prophétique ne met nullement en cause le fondement prophétique de leur enseignement. Le Coran, qui est à la base de l’enseignement d’Ibn ‘Arabî et à la base de la vie spirituelle de tout musulman, reste l’objet constant de l’attention d’Ibn ‘Arabî. Je souhaiterais insister sur ce point, c’est d’ailleurs ce que j’ai essayé de faire dans mon dernier livre.

Jean-Maurice de Montremy : « Un océan sans rivage ». Ce titre provient d’Ibn ‘Arabî lui-même…

Michel Chodkiewicz : Ce qu’il a essayé de faire, non pas d’une manière systématique d’ailleurs, s’inscrit dans une espèce d’exégèse qui n’est en rien allégorique.

J’avais expliqué précédemment ce que représente le Coran pour un musulman : il est parole de Dieu, et pour Ibn ‘Arabî cela signifie que tous les sens qui sont inclus dans chaque mot du Coran peuvent être légitimement pris en considération. Ce qu’il reproche aux exégètes est, en général, de retenir l’un de ces sens en excluant les autres. Toute personne fidèle à l’enseignement d’Ibn ‘Arabî, accepte le Coran comme l’auteur recommande de l’accepter, c’est-à-dire avant tout avec la simplicité et la nudité de l’esprit. Cela permet ainsi de voir surgir dans le texte même du Coran des sens que cette personne n’avait pas aperçus aussi longtemps qu’elle essayait d’appliquer sa raison raisonnante. C’est là le miracle du Coran, mais cette exégèse n’est en rien allégorique. Le propre de l’exégèse allégorique est de prendre prétexte du texte coranique ou du texte biblique pour exposer des idées. Cette pratique peut-être très belle, toutefois elle s’éloigne du texte. C’est en se basant sur la littéralité absolue du texte coranique qu’Ibn ‘Arabî l’interprète de manière diverse car selon lui, le Coran est inépuisable. Par conséquent, il y a un sens propre à chaque croyant – et je dirais à chaque instant de la vie de chaque croyant – dans tout mot, toute phrase du Coran.

 

Jean-Maurice de Montremy : À la lecture de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, sans être spécialiste, on a tendance à penser qu’il y a effectivement une très belle construction mystique. Cette dernière rappelle des mystiques rhénans que nous connaissons en Occident comme Suso ou Eckhart, dont la pensée est une exploration de l’au-delà et des rapports avec la divinité. Nous comprenons donc mal comment Ibn ‘Arabî a pu susciter un tel malaise en islam dans la mesure où les problèmes politiques ou triviaux, ceux de la vie de tous les jours, semblent beaucoup moins considérés. Au fond, on a l’impression que celui qui aurait bien suivi Ibn ‘Arabî, ne devrait pas mettre en péril la cité politique, les affaires de tous les jours. Il semblerait qu’il n’en est rien, puisque Ibn ‘Arabî a souvent été suspecté.

Michel Chodkiewicz : Vous aviez évoqué précédemment les problèmes rencontrés par un certain nombre de mystiques chrétiens, qui ont été emprisonnés et pourchassés, non seulement par les pouvoirs séculiers, mais par l’Église elle-même.

En effet, une œuvre aussi difficile, aussi étrange, et dont le langage souvent symbolique est si complexe à interpréter, suscite bien des malentendus. Non pour des raisons politiques car, en général, les disciples d’Ibn ‘Arabî n’ont pas été des personnages subversifs. Même s’ils ne se sont jamais privés, comme le faisait Ibn ‘Arabî lui-même, de censurer les princes, de critiquer les défauts de la communauté, ils n’appelaient pas à la révolution. Cependant, il y eut des réactions. Je vous ai indiqué qu’elles avaient commencé environ à la fin du XIIIe voire au début du XIVe, et même s’il y en eut quelques-unes avant, c’est vraiment de cette période que date la grande offensive. Et elle se poursuit toujours.

 J’ai évoqué dans l’introduction de mon livre, le fait qu’en 1979, le parlement égyptien a décidé l’interdiction de l’édition critique d’une des œuvres d’Ibn ‘Arabî qui était en cours sous le patronage du CNRS en France et du ministère de la Culture en Égypte. À la suite de protestations organisées par des professeurs d’Al-Azhar, l’Université du Caire, le Parlement égyptien a voté lors de la tenue d’une séance – où il n’y avait peu de personnes d’ailleurs – l’interdiction de la poursuite de cette édition. Celle-ci a été levée par la suite.

Jean-Maurice de Montremy : Quelle en était la raison ?

Michel Chodkiewicz : C’était une œuvre dénoncée comme hérétique et corruptrice. Cet événement a engendré un débat considérable dans la presse, à la radio et à la télévision, au crédit du peuple égyptien d’ailleurs. J’aimerais savoir les Français capables de se passionner pour une discussion sur Maître Eckhart[2], mais on envisage mal nos députés s’engager dans un tel débat.

Ainsi, la discussion a été considérable, pas toujours bien informée car ni les partisans, ni les défenseurs n’étaient forcément des connaisseurs. Parmi les échanges, je me souviens qu’un des personnages qui est intervenu disait : « D’accord, laissons cette édition se poursuivre mais il faudra mettre autour de l’ouvrage un bandeau afin de prévenir que c’est dangereux pour la foi », un peu comme sur les paquets de cigarettes où il est mentionné que le tabac peut être mauvais pour la santé ! Même les auteurs qui ont défendu Ibn ‘Arabî, ses fervents partisans et ses disciples ont souvent mis en garde contre une lecture imprudente de ses œuvres. Elle demande une certaine préparation, à la fois intellectuelle et spirituelle pour être comprise. En effet, certaines formulations d’Ibn ‘Arabî lorsqu’elles sont mal comprises peuvent donner lieu à l’une des accusations les plus graves en Islam, à savoir le « hulûl », c’est-à-dire l’incarnationnisme.

 

Jean-Maurice de Montremy : C’est-à-dire ?

Michel Chodkiewicz : Cela voudrait dire que Dieu s’incarne en des hommes. C’est ce que dénonce Ibn Taymiyya[3] – lequel déclare que les chrétiens ne croient qu’en une seule incarnation mais qu’en écoutant Ibn ‘Arabî, on pourrait voir des incarnations partout.

Cela repose sur des malentendus. Cependant, si ces derniers vous surprennent, n’oubliez pas que l’Église, elle-même, a parfois persécuté et souvent mis à l’index bien des œuvres mystiques. Ce qui ne mettait pas forcément en cause le caractère profondément spirituel et orthodoxe de l’enseignement qui était inclus, mais plutôt l’expression qui en était donnée, considérée comme dangereuse. Ce n’est pas à moi de légitimer ou non l’action qu’a eu l’Église dans ces cas, mais ça vous permet de comprendre que certains théologiens et docteurs aient pu juger que cette œuvre avait une influence perverse. Bien entendu, je soutiens que c’est une mauvaise lecture qui les conduit à cela, mais le fait est là : ces débats se poursuivent… Ibn Khaldoun[4], un des personnages et auteurs musulmans les plus connus, a ainsi rendu une fatwa (une sorte de sentence juridique) ordonnant de brûler les livres d’Ibn ‘Arabî. De fait, Ibn Khaldûn, que certains auteurs actuels ont parfois présenté comme un pré-marxiste – ce qui est totalement absurde – et en tout cas comme un esprit éclairé, jugeait lui-même Ibn ‘Arabî dangereux.

 

Jean-Maurice de Montremy : Essayons donc de comprendre le danger représenté par cette œuvre, laquelle paraît pourtant être d’une grande élévation mystique comme l’on dit aujourd’hui. En Occident, tout œuvre douée d’une grande élévation mystique est considérée comme compliquée voire bizarre, mais rarement dangereuse…

Michel Chodkiewicz : Je vais vous donner un exemple que je ne vais pas prendre dans les pays arabes, mais plutôt en Inde.

L’Inde est un pays où la tentation du syncrétisme a toujours plus ou moins existé. Lorsque les musulmans sont devenus les maîtres de l’Inde, sous l’empire de la dynastie moghole, nombreux étaient les maîtres spirituels musulmans qui réprouvaient la lecture d’Ibn ‘Arabî. Ils pensaient qu’une certaine lecture de cette œuvre conduirait à mettre toutes les religions sur le même plan et de facto à une disparition de l’islam qui était démographiquement minoritaire dans la masse de l’hindouisme.

J’étais assez récemment en Inde : il est évident que nous pouvons constater des facteurs paraissant justifier cette attitude. Par exemple, le fait que certains saints musulmans soient vénérés par les hindous et que certains saints hindous soient vénérés par les musulmans. Il y a donc là un risque de confusion qui peut dissoudre l’identité islamique. C’est un des exemples cités par des personnes (je pense à des noms précis que je ne vous ne donnerai pas, car nul ne les retiendrait) ayant lu elles-mêmes Ibn ‘Arabî et ayant été profondément influencées par son œuvre, mais qui pourtant considéraient – un peu comme le personnage égyptien dont je vous parlais tout à l’heure – que cette œuvre n’était pas faite pour tout le monde.

Jean-Maurice de Montremy : C’est une sorte de générosité d’Ibn ‘Arabî qui voit partout un signe divin.

Michel Chodkiewicz : Vous savez, un verset du Coran dit : « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu »[5]. Je dirais que ce verset est l’une des clés de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il est sensible à l’universelle présence de Dieu et à ces théophanies sans nombre qui constituent l’univers dans lequel nous sommes, et nous constituent nous-mêmes. Insister sur cet aspect peut conduire à penser que la loi est inutile, qu’il n’y a plus de loi. Mais bien entendu, l’auteur, au contraire – et c’est l’objet du cinquième chapitre de mon livre[6] – insiste énormément sur la loi.

 

Jean-Maurice de Montremy : Justement cette loi, c’est très important. En quoi est-ce que la Loi doit être appliquée puisqu’il n’y a pas d’organisme veillant à son application ? Vous l’avez dit vous-même, il n’y a pas d’Église musulmane, il n’y a pas de corps constitué…

Michel Chodkiewicz : Le problème c’est qu’il faut distinguer la loi divine de ses interprétations, c’est-à-dire des élaborations juridiques extérieures. C’est une des raisons qui ont suscité la fureur de certains docteurs de la loi, car Ibn ‘Arabî remet très violemment en cause la moralité de ceux-ci, jugeant que beaucoup d’entre eux sont corrompus et ignorants. Il critique certains personnages parce qu’ils sont prêts à biaiser avec la loi pour trouver un subterfuge permettant à tel souverain de ne pas jeûner pendant le mois de Ramadan, par exemple. Mais il s’agit là d’attaques relativement secondaires.

En fait, ce qu’Ibn ‘Arabî reproche surtout aux fuqahâ, aux hommes de loi, se présentant comme les interprètes de cette dernière, est de remplir les silences de Dieu. Dans la Loi divine, il y a des choses qui sont dites et il y a des choses qui ne sont pas dites.

À un moment donné de sa vie, le Prophète a été interrogé par quelqu’un qui voulait lui faire dire que le pèlerinage était obligatoire chaque année. Vous imaginez ce que cela eut été pour les musulmans comme obligation, si chaque année, venus de tous les coins du monde, ils avaient dû faire le pèlerinage. Le Prophète refuse de répondre une première fois, une seconde, puis une troisième pour finalement déclarer, ce que je traduis familièrement : « Laissez-moi tranquille aussi longtemps que je vous laisse tranquilles »[7]. Autrement dit, puisqu’il n’y a pas de loi sur ce point précis, pourquoi voulez-vous en fixer une, qui serait une contrainte insupportable ? De la même manière, le récit de l’ascension du Prophète rapporte que, sur le conseil de Moïse, il fait diminuer le nombre des prières quotidiennes.

En fait, selon Ibn ‘Arabî, les interprétations de la loi ne doivent pas être laxistes – il est tout le contraire d’un laxiste et en choisit généralement pour lui-même et ses disciples, l’application la plus rigoureuse. Il juge que les fuqahâ, avec cette volonté de remplir les silences de la loi, ajoutent toujours des difficultés supplémentaires. Il leur reproche aussi d’accorder aux fondateurs de leur école juridique une autorité qui, finalement, l’emporte sur celle du Coran et du Prophète. Il leur reproche ainsi de rendre la loi impossible à appliquer, invivable. Évidemment, cette mise en cause de la fonction du juriste et des procédés par lesquels les juristes chargent les musulmans d’un poids que Dieu ne leur a pas imposé, a suscité beaucoup de mécontentement et de colère. C’est une des raisons pour lesquelles, il a été soupçonné de vouloir abolir la loi ou de soutenir que certains êtres pouvaient s’en affranchir. 

Jean-Maurice de Montremy : S’agissant de cette place occupée par Ibn ‘Arabî dans l’islam, peut-on penser qu’il y a des régions plus favorables à sa pensée que d’autres ? Ou bien, est-ce que l’auteur n’est absolument pas dépendant des pays où il a voyagé ? Est-ce que le Maghreb, où sa pensée s’est développée – puisque l’Andalousie et le Maghreb sont un univers relativement homogène – serait plus sensible à la spiritualité d’Ibn ‘Arabî que l’Iraq, par exemple, ou pas du tout ? 

Michel Chodkiewicz : Non, l’influence d’Ibn ‘Arabî est absolument universelle. Je me souviens d’un voyage que j’ai fait à Pékin en 1973. Je m’étais donné beaucoup de mal pour trouver la seule mosquée de Pékin qui fût ouverte à ce moment-là. Je savais qu’il y en avait une qui était restée ouverte pour les diplomates musulmans en poste. C’était juste la fin de la révolution culturelle, mais visiblement les services officiels mettaient beaucoup de mauvaise volonté pour me la faire trouver. Finalement, grâce à un chauffeur de taxi, j’y suis arrivé. J’ai parlé un petit peu avec l’imam qui était un chinois, mais qui avait appris assez bien l’arabe avec des professeurs égyptiens, avant la guerre. J’ai demandé à voir la bibliothèque et je m’attendais à y trouver un choix assez réduit de livres. Quand je suis entré dans cette bibliothèque, la première chose qui m’a frappée fut la présence des quatre volumes des Al-Futûhât al-Makkiyya, Les Illuminations de la Mecque, une des œuvres les plus magistrales d’Ibn ‘Arabî[8].

Ne croyez pas que cette anecdote soit simplement une anecdote. Elle reflète le fait que l’influence d’Ibn ‘Arabî, bien au-delà des pays arabes et notamment de ceux dans lesquels il a vécu, a été extrêmement forte. L’influence d’Ibn ‘Arabî aux Indes ou en Indonésie a été considérable, en Asie centrale également. Elle est vraiment universelle.

Ce qui ne signifie pas qu’un grand nombre de personnes aient lu Ibn ‘Arabî. Pour beaucoup, son œuvre est trop difficilement accessible. Paradoxalement, on compte des analphabètes parmi ceux qui ont été sensibles à son influence. Tout ceci s’est fait par l’intermédiaire de certains de ses médiateurs, dont j’ai parlé, mais aussi par la poésie qui a joué un grand rôle. En effet, beaucoup de poètes inspirés par l’œuvre d’Ibn ‘Arabî ont transmis son message sous une forme poétique. Nous savons que la licence poétique permet de dire beaucoup de choses.

On peut dire que toute la spiritualité islamique, à partir du XIIIe siècle et jusqu’à nos jours, est marquée par cette influence. Celle-ci est souvent à peine visible pour qui ne sait pas déchiffrer les signes, mais elle est perceptible, même chez ceux qui émettent le vœu qu’on ne lise pas trop Ibn ‘Arabî parce que c’est dangereux. En particulier, l’usage du vocabulaire technique d’Ibn ‘Arabî montre qu’ils l’ont lu et qu’ils sont pénétrés de son extraordinaire influence. Mais comme elle est relativement souterraine, elle a parfois été sous-estimée. Elle ne l’est plus aujourd’hui. Tous les spécialistes connaissent ce dont je vous parle.

Il est intéressant de noter que dans le monde arabe, les critiques qui avaient surgi contre Ibn ‘Arabî (je ne parle pas tellement des critiques les plus anciennes), et surtout la manière dont les wahhabites et les gens qu’ils ont influencés ont pris le relais à partir du XVIIIe siècle, ont ensemble contribué à créer un courant très défavorable à Ibn ‘Arabî. S’en est suivie une période pendant laquelle on craignait un peu d’écrire sur lui.

L’Émir Abdelkader, dont j’ai traduit quelques écrits[9], a joué un très grand rôle, puisqu’il est notamment responsable de la première édition d’Al-Futûhât al Makkiyya, dont j’ai fait mention il y a un instant. À travers ses disciples, il a beaucoup contribué à une « renaissance » en quelque sorte de cette influence d’Ibn ‘Arabî dans le monde arabe. Aujourd’hui, beaucoup de thèses et d’ouvrages sur lui sont publiés dans le monde arabe, malgré les pressions, les censures, les attaques des docteurs de la loi. Ce ne sont pas toujours des œuvres très profondes… Elles laissent souvent beaucoup à désirer sur le plan scientifique, mais elles témoignent d’une grande ferveur. Et cette ferveur, nous la trouvons aussi chez des personnes qui ne sont pas du tout des intellectuels au sens occidental du terme. J’ai trouvé des lecteurs extrêmement pénétrants d’Ibn ‘Arabî parmi des petits artisans tout à fait semblables à ses maîtres andalous qu’il a connus, à Fès ou au Caire.

Jean-Maurice de Montremy : Vous avez donc fait allusion aux wahhabites. Il s’agit d’un mouvement extrêmement important apparu au XVIIIe siècle, fondé en Arabie Saoudite. Se pose donc une question aujourd’hui : dans l’islam tel que nous le percevons et qui paraît très éloigné de ce que vous dites d’Ibn ‘Arabî, comment peut-on expliquer le succès des wahhabites qui semblent avoir rejeté tout cet aspect mystique ?

Michel Chodkiewicz : Tout d’abord, ce succès politique connait tout de même ses limites.

 

Jean-Maurice de Montremy : Qui sont les wahhabites ?

Michel Chodkiewicz : Le wahhabisme est un mouvement fondé à la fin du XVIIIe siècle par un personnage qui s’appelait Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, et qui prétendait restaurer l’islam dans sa pureté originelle. Il a su s’entourer de militants, des Arabes du Nejd, sa province d’origine, lesquels ont fini par parvenir au début de ce siècle à s’emparer de ce qui est devenu l’Arabie saoudite, où ils ont imposé leur conception de l’islam. Cette dernière exclut toute vénération pour les saints, et se montre même très réticente à l’égard de la vénération du Prophète. Elle prétend en effet répondre à un monothéisme à l’état pur.

 C’est le courant le plus violemment antimystique qu’on puisse imaginer, et il s’inspire beaucoup de la pensée d’Ibn Taymiyya dont j’ai parlé. Toutefois, ce dernier avait une vision infiniment plus large des choses. Les wahhabites ont fait de son œuvre un usage assez sélectif. Sur le plan politique, le wahhabisme représente donc la royauté de l’Arabie saoudite, qui n’est tout de même pas une des grandes puissances mondiales. Ce qui caractérise les wahhabites, c’est leur militantisme extrême, et le fait qu’ils sont dotés de moyens financiers importants leur permettant d’essaimer petit à petit, même dans des régions du monde où, jusque-là, ils n’avaient guère eu de succès, en Afrique noire, par exemple.

Jean-Maurice de Montremy : c’est plutôt un ordre politique ?

Michel Chodkiewicz : Oui, mais le wahhabisme, à travers toutes sortes de relais, directs ou indirects, essaie de faire pénétrer sa conception de l’islam dans des zones qui ne leur faisaient pas bon accueil auparavant.

Cependant, il n’y a pas que les wahhabites. Derrière eux, se pointent un certain nombre de courants réformistes ou fondamentalistes qui puisent dans la doctrine wahhabite, avec des infléchissements sur tel ou tel point, et qui constituent également des relais du wahhabisme. Vous avez donc face à face ces deux conceptions de l’islam. Si vous vous en tenez aux apparences, à celles que nous révèlent la presse, vous aurez le sentiment que c’est le courant réformiste, fondamentaliste ou wahhabite qui tient le haut du pavé. Pour contrarier quelque peu cette image simpliste, je vous rappellerai qu’il y a une trentaine d’années, lorsque je parlais avec des personnes qui revenaient d’Union Soviétique (c’était un pays où on n’allait pas facilement), en leur soutenant que dans les républiques musulmanes d’URSS l’islam vivant était l’islam mystique des confréries, ces personnes haussaient alors les épaules. 

Jean-Maurice de Montremy : Des confréries proches d’Ibn ‘Arabî ?

Michel Chodkiewicz : Proches d’Ibn ‘Arabî ou d’autres auteurs, Ibn ‘Arabî n’étant pas le seul grand saint et le seul grand mystique en islam.

Le Seuil a publié, il y a sept ou huit ans, un livre d’un grand spécialiste, aujourd’hui décédé, le professeur Bennigsen[10]. Celui-ci a établi, que l’islam, qui était resté fort dans les républiques musulmanes de l’ex-URSS, était cet islam mystique, au point d’arriver à chasser les imams nommés par le pouvoir soviétique. Je prends donc là, le cas extrême où les conditions étaient les plus défavorables au maintien et au développement de ce type d’enseignement, de ce type de vie spirituelle. Cela vous permet de comprendre que la présence d’Ibn ‘Arabî, ainsi que celles d’autres grands saints de l’islam, restent extrêmement fortes, même si ce n’est pas ce que le lecteur des quotidiens ou le téléspectateur peut observer.

Fin de l’entretien.

[1] Sadr al-Dîn al-Qûnawî : 1205-1274.

[2] Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (vers 1260 -1328), est un théologien et philosophe dominicain. Il est le représentant majeur de la mystique rhénane, fort courant spirituel catholique, qui s’est étendu des Flandres à la Rhénanie entre les XIIIe et XIVe siècles.

[3] Ibn Taymiyya (1263-1328), savant théologien et jurisconsulte, s’opposa à la pensée d’Ibn ‘Arabî, ainsi que nombre de soufis.

[4] Ibn Khaldûn (né en 1332 à Tunis – mort en 1406 au Caire) est un savant musulman (historien, économiste, géographe et démographe) considéré comme le précurseur de la sociologie.

[5] Coran 2 : 115, Fa’aynamâ tuwallû fa-thamma wajhu Llâh,  فَأَيْنَمَا تُوَلُّوا فَثَمَّ وَجْهُ اللَّهِ

[6] Un Océan sans rivage. Ibn ‘Arabî, le Livre et la Loi. Éd. Seuil, Paris, 1992.

[7] دعوني  ما  تركتكم  (Da‘ûnî mâ taraktukum) – (al-Bukhârî).

[8] Les Illuminations de la Mecque (Al-Futûḥât al-Makkiyya), monument de la science soufie, est l’ouvrage majeur d’Ibn ‘Arabî, et constitue véritablement la synthèse de son enseignement spirituel. Il en commence la rédaction à la Mecque, au terme de longues pérégrinations à travers le monde musulman, et l’achève peu avant sa mort (1240). Cf. Michel Chodkiewicz, Ibn ‘Arabî, Les Illuminations de La Mecque, textes choisis sous la direction de Michel Chodkiewicz avec la collaboration de W.C. Chittick, C. Chodkiewicz, D. Gril et J.W. Morris, Éd.Sindbad, Paris, 1988 ; réédition avec le sous-titre Anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, Éd Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 2008. 

[9] Émir Abd el-Kader, Écrits spirituels (Kitâb al-Mawâqif), présentés et traduits de l’arabe par Michel Chodkiewicz, Éd. Seuil, Paris, 1982, réédition 1994.

[10] Alexandre Bennigsen Le Soufi et le commissaire : Les confréries musulmanes en URSS, (avec Chantal Lemercier-Quelquejay), Éd. Seuil, Paris, 1986.