« La religion que je professe
Est celle de l’amour
Là où se dirigent ses montures
L’Amour est ma religion et ma foi ! »
Ibn Arabi
Le soufisme, voie d’amour. Cette affirmation est courante, presque galvaudée. L’ouvrage de H. Nur Artıran nous donne à entendre ce que cette assertion signifie dans la voie qui est la sienne, la voie Mevlevî, fondée par le grand mystique Jalâl al-Dîn Rûmî à Konya au XIIIe siècle. L’amour que célèbre Rûmî à travers les milliers de distiques composés au long de sa vie est d’essence métaphysique. C’est la substance même de toute vie, de la vie avant la vie : les âmes n’étaient-elles pas ivres d’amour dans la pré-éternité, éperdues de reconnaissance devant la prodigalité infinie du Créateur ?
Tout ce qui est créé ne l’a été que par amour, et cet amour est inscrit dans l’intime de chaque créature, qu’elle soit plante, pierre ou animal. L’amour n’est certes pas l’apanage de l’homme. Il est la trace de la libéralité divine. Nichée au cœur de chaque créature, elle lui octroie l’élan pour tendre vers son Créateur et initier son mouvement de retour vers Lui.
Sans l’amour qui relie toute créature au Créateur comment comprendre que tout ce qui est – sans exception aucune – se tourne vers Dieu dans un mouvement de conversion. Il n’est rien sur terre ni dans le ciel qui ne palpite de cet amour. Dieu sustente toute la Création de son amour. Cependant, l’homme ne peut éveiller cet amour enfoui dans son cœur sans l’intercession du prophète Muhammad.
Nur Artıran nous donne à comprendre ce qu’est la lumière muhammadienne. Cette notion qui peut sembler ardue révèle ici de façon claire sa signification profonde. Le Prophète est la pure manifestation de l’amour divin parmi les hommes. Tout en lui suscite la réminiscence du geste primordial divin. Il est le premier créé, le réceptacle absolu de l’amour divin ; la source à partir de laquelle la lumière et l’amour fluent sur le reste de la Création. Cette fonction métaphysique est fondamentale et oriente radicalement la compréhension que l’on a de la vie du Prophète. Elle invite à dépasser tout littéralisme pour embrasser la nature véritable de la réalité muhammadienne. C’est une erreur que de projeter nos désirs et nos manques sur le Prophète. Ainsi, les guerres que le Prophète a menées ne sont pas des guerres pour accaparer les biens de ce monde, mais symbolisent le combat spirituel ; l’amour que le Prophète manifeste pour les parfums ne doit pas être comparé à nos désirs des plaisirs de ce monde. Seuls les effluves du monde spirituel dilatent son cœur.
Dans la voie de Rûmî la réalité doit être déchiffrée, soumise à l’œil infaillible du cœur ; tout comme dans l’œuvre de Rûmî, tout est métaphore. C’est à cette lecture à plusieurs niveaux que nous initie l’ouvrage de H. Nur Artıran. Voir au-delà des apparences, déjouer les comparaisons faciles, se frayer un chemin dans les subtilités du langage et des métaphores. Nombreuses dans l’œuvre de Rûmî, ces dernières provoquent parfois l’étonnement et même la confusion. Il s’agit là d’une méthode connue dans la voie mystique de l’islam : il faut créer une forme de désarroi intellectuel par lequel est déclenché l’éveil du cœur. Car tout est là : comment éveiller le cœur ? Comment faire pour qu’il se souvienne de l’amour divin qui constitue sa nature même ? Comment créer la faille par laquelle la lumière va pénétrer ?
Le but de l’ouvrage de H. Nur Artıran est précisément de tracer une voie. En arabe, une voie soufie se dit « tariqa », à savoir « méthode », « moyen ». Les différentes turûq (pl. de tariqa) soufies se transmettent de maître en maître des techniques, des méthodes, bien concrètes, pour raviver l’amour de Dieu dans le cœur des disciples et leur permettre d’entreprendre le chemin de retour vers Lui. Ainsi, les différents chapitres du livre vont scander les étapes de ce cheminement qui appelle à une réelle transfiguration de soi. Le soufisme n’est pas une approche purement intellectuelle cherchant à définir l’amour divin, mais il invite à vivre cet amour, à se laisser totalement consumer par lui.
L’ascèse, la contemplation du monde, l’invocation de Dieu, l’exercice de la gratitude et celui de la patience sont autant de méthodes concrètes pour polir l’âme et le cœur et les disposer à palpiter à l’unisson des autres créatures, qui nuit et jour rendent grâce à la miséricorde divine. L’amour est un chemin ardu pour l’homme : une épreuve à l’issue de laquelle il émerge totalement purifié. Le chemin spirituel consiste donc à se soumettre à son épreuve, à laisser ses aspirations personnelles, ses désirs petits et grands se dissoudre. Seul l’amour de Dieu doit subsister en l’homme. Tout le reste est superflu.
La voie de Rûmî est une voie d’exigence. L’amour véritable requiert de tout laisser brûler à son feu. H. Nur Artıran réalise une œuvre de pédagogie remarquable dans cet ouvrage. Elle fait entrevoir au non soufi ce qu’est la voie soufie ; un cheminement difficile à l’issue duquel la pure nature de l’être humain se manifeste. Toutes les étapes de cette pérégrination de l’âme sont décrites dans l’œuvre de Rûmî, et c’est la tâche du Masnavi Han qu’est H. Nur Artıran que de les révéler. Chacune des histoires et des métaphores qui émaillent l’œuvre de Rûmî, et la rendent parfois si difficile à comprendre, sont autant de sources vives à laquelle le maître va puiser pour éclairer le chemin véritable, en montrant sa beauté mais aussi ses dangers.
C’est un privilège rare pour le lecteur occidental que d’avoir accès à l’herméneutique d’un maître permettant d’appréhender ce qu’est l’enjeu véritable de la voie initiatique.
Par Meryem Sebti