Étienne Nasreddine Dinet : peindre la lumière muhammadienne
Etienne Nasreddine Dinet (1861-1929) n’est pas seulement le peintre admirable des tribus berbères du Sud algérien, de leur vie simple et joyeuse, de leur flamboyante beauté et de celle, innocente et pure, des visages jeunes et vieux. En embrassant l’Islam au début du vingtième siècle, il devient un peintre mystique inspiré par son Prophète, que la Paix soit sur lui, à qui il consacrera en 1918 une biographie[1] toujours très appréciée aujourd’hui. Cette présence prophétique subtile irradie de sa lumière l’œuvre de l’artiste et témoigne de l’absolue sincérité de sa foi.
Une attirance pour la solitude des grands espaces du Sud.
Dans l’ouvrage que Jeanne Dinet consacre à la vie de son frère[2], celle-ci souligne la prédisposition d’Etienne à l’isolement et à la méditation solitaire dès son jeune âge, à l’instar du Prophète Muhammad qui appréciait « les grands espaces vides où il aimait à flâner tout seul », comme Dinet l’écrira dans La vie de Muhammad, Prophète d’Allah bien des années plus tard.
C’est à Bou Sâada, en Algérie, que s’affirment à la fois sa vocation de peintre, et sa vocation mystique d’Européen ancré dans la vie simple, active et contemplative des Berbères ibadites, aux portes du désert. Loin du Loiret natal qui vit éclore ses dons artistiques[3], la beauté du monde environnant le transforme en peintre inspiré dont la vision transfigure la réalité.
Rien n’est plus difficile que de peindre la beauté (Étienne Dinet)
Après des études au lycée Henri IV, à Paris, et un service militaire en Bretagne – son père renoncera à lui faire embrasser une carrière juridique – il entre aux Beaux-Arts en 1881, puis à l’Académie Jullian, au vu de ses étonnantes capacités. Alternant rêveries silencieuses et travail acharné, il s’adonne à la recherche des mouvements, et à la « justesse dans la traduction de la lumière », dans un esprit d’indépendance par rapport aux mouvements artistiques contemporains. Poussé par l’attrait du désert et mû par un besoin de perfection artistique et mystique qui va s’accroître avec l’âge, il devient l’observateur et le révélateur passionné du « caractère de l’âme mystérieuse de l’Islam[4]», dans ce Sud algérien où il réside la moitié de l’année depuis 1887, partageant la vie simple des autochtones.
Le critique d’art Camille Mauclair déclare alors qu’il a voulu « définir l’homme et la femme, et au lieu de ne s’en occuper qu’à titre de silhouettes épisodiques, de taches colorées se mouvant dans des lumières inouïes, il a entrepris le portrait d’une race, il la définit dans tous ses types, il la saisit dans sa vie intime… » Son seul et unique but est « de mieux rendre ce qui l’a frappé et il y parvient par une sorte d’obstination réaliste, un scrupule de vérité[5]. »
Un regard subjectif, amoureux de la Lumière islamique
Ce scrupule n’est rien d’autre que le scrupule pieux(en arabe : al–wara‘) de ce fervent croyant attiré par l’Islam et devenu musulman au début du siècle dernier. Avec une nouvelle palette inondée de pure lumière et dans la douceur des tons pastel, il peint un Islam intériorisé, fait de beauté, de simplicité, et de sainte fraternité. Sa vision passe par l’expérience mystique et sa peinture devient intérieure, animée d’un souffle céleste, nous reliant ainsi, avec délicatesse et subtilité, à la source même de la Lumière. Son regard est celui d’un voyant qui perçoit avec l’œil du cœur les signes divins « aux horizons et en eux-mêmes », comme il est écrit dans la sourate La prosternation (Coran 41 : 53).
Comme il le dit lui-même[6] « la peinture à l’huile doit être un moyen et non un but… son seul avantage est de pouvoir, grâce à ses transparences, exprimer les mystères du Clair-Obscur et la Vie ». Son but est de « fixer ce qui allait inéluctablement disparaître ». Tout en produisant des œuvres plus « mondaines » pour illustrer des grands récits de la vie bédouine, en collaboration avec son ami Slimane, il produit une série de tableaux grand format tout à fait exceptionnels, donnant un aperçu de l’intensité et de la beauté de la vie musulmane, dont on peut admirer certains à l’exposition de l’Institut du Monde Arabe[7].
À propos de deux œuvres :
Le lendemain du Ramadan, Étienne Dinet
Des jeûneurs transfigurés
La spécificité humano-divine de cette peinture d’âmes, baignée par l’esprit prophétique, est particulièrement saisissante dans la toile intitulée « Le lendemain du Ramadan » : le Réel divin (al-Haqq), caché au cœur du monde, s’y révèle irradiant l’expression recueillie des visages.
Dans cette peinture, la lumière théophanique envahit tout le cadre du tableau, saturant les silhouettes en rangs serrés, drapées de burnous immaculés, « blanchis dans l’Oued et séchés au soleil du Désert » contrastant avec les visages hâlés, rehaussés d’éclats lumineux. La composition de la toile est traversée par un rayon de lumière divine qui embrase les jeûneurs, du premier plan à l’arrière-plan. Ils sont devenus si purs à la fin du Ramadan qu’ils ont envahi toute la surface de la toile, pour ne laisser au-dessus d’eux qu’une légère bande nuageuse qui absorbe dans sa blancheur la ligne d’horizon marin. La terre devenue résiduelle, en bas à droite du tableau, est si tremblante de lumière qu’elle s’estompe vers le bord du cadre, confondant avec elle les dernières silhouettes des croyants.
Ces jeûneurs transfigurés sont-ils encore des hommes ou en passe de devenir des anges ?
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L’œuvre de grand format la plus saisissante dans cette exposition est certainement celle de 1900 qui représente la prière de l’aube sur une terrasse à Bou Sâada, intitulée « Es-soujoud, la prosternation, prière au lever du jour ».
Que Dinet ait choisi, dans cette peinture, la prosternation (sujûd), troisième mouvement de la prière rituelle musulmane, après la position axiale debout (wuqûf) et l’inclinaison (rukû‘) est significatif de sa quête d’une perfection (ihsân) dans son cheminement sur les pas du Prophète.
Ce que nous révèle ce rang de cinq orants prosternés face contre terre, dont les visages sont presque invisibilisés, c’est leur attitude de soumission totale à la volonté divine, leur reconnaissance du néant dont ils ont été tirés. Il les peint dans cette attitude recueillie, tout contre le sol ombré de mauve, qui reflète la splendeur du ciel embrasé où scintillent encore cinq petites étoiles, « qui, nulle part au monde, ne scintillent comme elles scintillent au-dessus des déserts[8]. ». Notons que ce chiffre cinq, hautement symbolique, n’est pas choisi par hasard, le cinq étant le seul nombre qui, redoublé, retourne à l’Unité.
Dans la grande paix du jour nouveau, sous la ville encore endormie, dont les maisons roses et blanches épousent la courbe de la colline, ces croyants prosternés symbolisent le but de la quête mystique, l’extinction du moi humain et l’immersion dans l’océan divin sans rivage.
Pour magnifier ces silhouettes émouvantes plongées dans l’adoration du Dieu unique, le peintre a choisi l’angle le plus noble et le plus respectueux de ce moment sacré, afin de nous faire entrer dans leur intimité. Vus de profil, les corps sont repliés comme les innombrables plis des burnous grèges et blancs qui les recouvrent.
Au centre du tableau, notons la fonction picturale et symbolique du manteau écarlate de l’un d’eux : sa couleur tranche sur les autres vêtements, qui reflètent l’ocre rose des maisons. On peut y voir, plus qu’une « couleur locale », une allusion à l’étape alchimique du « soufre rouge », al-kibrît al-ahmar, symbole de la transformation spirituelle.
Cette forme rouge, qui attire l’œil au centre de la composition, s’harmonise avec les nuages empourprés qui semblent les protéger de l’ardeur de l’astre naissant. Ceci fait penser au signe miraculeux relaté dans l’ouvrage Muhammad, l’Envoyé de Dieu ? : « au moment où le soleil, s’élevant au-dessus des voyageurs, les menaçait de ses traits enflammés, de légers nuages semblables aux plumes d’un oiseau, se formaient dans l’azur céleste… se déployant pour protéger Muhammad sous leur ombre. »
Il faudrait mentionner encore bien des peintures admirables, comme cet « Imam présidant la prière », le « Meddah aveugle chantant l’épopée du Prophète », « La nuit du mouloud », le « Muezzin appelant à la prière du soir », la « Foule découvrant le croissant du Ramadan », « Amine », et d’autres encore, qui toutes transportent le regardeur dans une réalité subtile et révèlent l’âme des amoureux d’Allah. Comme l’a écrit le critique d’art M. Jehan à propos de Dinet « n’est-ce pas le propre des maîtres de nous faire éprouver des émotions d’une intensité pareille aux âmes des spectateurs… de faire vibrer toutes les âmes à l’unisson en une harmonieuse symphonie… ?»
L’exposition Étienne Dinet, passions algériennes, à l’IMA, à Paris, prolongée jusqu’au 15 septembre 2024, offre une rare occasion de plonger dans l’univers pictural et mystique si inspirant de cet artiste « isolé », vénéré comme un sage par son entourage. Amoureux du Sud algérien, de l’Islam et de son Prophète, que la Paix soit sur lui, il prônait « le retour à la pureté des principes d’autrefois (E.D.)» et s’efforçait de « pénétrer le mystère de cette humanité et de ce ciel avec les yeux de la tête et les yeux de l’âme d’un croyant [9]. »
Clara Murner
Clara Murner, arabisante, traductrice de poésie arabe (G. K. Gibran, M. Darwich, Houda Nu‘manî, cheikh Ahmadou Bamba), est docteure de l’Université de Strasbourg et ses recherches portent sur les commentaires ésotériques de la grammaire arabe. Elle collabore avec le magazine Saphir News.
Pour qui souhaite aller plus loin, voici quelques ouvrages notoires de Dinet, écrits en collaboration avec son ami Slimane Ben Ibrahim :
- Muhammad, l’Envoyé de Dieu, éd. Al-Bouraq, 2009.
- L’Orient vu de l’Occident, essai sur l’orientalisme littéraire, H. Piazza, 1922.
- Le Pèlerinage à la maison sacrée d’Allah, Librairie Hachette, 1930.
Quelques ouvrages encore sur Étienne Dinet, dont la biographie écrite par sa sœur :
DINET-ROLLINCE Jeanne, La vie de E. Dinet, éd. Maisonneuve, 1938.
RACHDI Naïma, Étienne Dinet, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2011.
BRAHIMI Denise et BENCHIKOU Koudir, La vie et l’œuvre d’Étienne Dinet (Les Orientalistes, volume 2), éd. ACR, 1998.
Note : les anciennes éditions ne sont pas rééditées et sont à consulter en bibliothèque.
[1] Étienne Dinet, Slimane Ben Ibrahim, Muhammad, l’Envoyé de Dieu, éd. Al-Bouraq, 2009. Cette biographie qui date de 1918 est une commande du ministère des Armées, en hommage « à la mémoire des musulmans morts pour la France lors de la grande guerre ». Les auteurs ont documenté leur travail à partir des sources islamiques uniquement, ce qui fâcha bon nombre d’orientalistes. Cet ouvrage intitulé initialement La vie de Muhammad, Prophète d’Allah fut édité en 1918 aux éditions Piazza. Par la suite, les éditions Maisonneuve le rééditèrent en supprimant l’introduction, la conclusion et le chapitre 10 où les auteurs adoptent une écriture engagée pour réfuter de nombreux préjugés sur l’Islam.
[2] Jeanne Dinet-Rollince, La vie de E. Dinet, Maisonneuve, 1938.
[3] Au château d’Héricy, près de Chatelet-en-Brie, Étienne Dinet passe une enfance sérieuse et « quasi mélancolique », entouré des siens.
[4] Cf. Camille Mauclair, dans l’Action Africaine.
[5] idem
[6] Cf. les lettres à sa sœur publiées dans l’ouvrage de celle-ci, d’où sont tirées également les expressions entre guillemets.
[7] Exposition Étienne Dinet, passions algériennes, à l’IMA, Paris, 30 janvier 2024 – 15 septembre 2024.
[8] Etienne Dinet, Slimane Ben Ibrahim, Muhammad, l’Envoyé de Dieu, éd. Al-Bouraq, 2009.
[9] Cf. le jury international de peinture de l’Expo 1900.