A l’époque de Jalal ud-Din Rumi, les Mevlevis étaient réputés pour leur dhikr effectué sous forme de « danse giratoire » au cours d’une cérémonie musicale appelée « sama’ ». De nos jours, cette danse sacrée est très répandue : on trouve des spectacles de sama’, des cours de sama’ et on est prêt à payer cher pour assister à cette cérémonie, comme on le ferait pour aller voir un spectacle. Qu’en pensez-vous ? Est-ce une adaptation à notre époque, ou une décadence de la tradition ?
H. Nur Artiran : Sous l’influence du capitalisme moderne et du matérialisme ambiant, nos valeurs spirituelles ont été aussi, malheureusement, affectées. Ceci étant, il est vrai également que tout ce qui a un caractère précieux a toujours été imité. La peinture, le théâtre, le cinéma, l’opéra, la musique, et bien d’autres formes artistiques, devenues indispensables dans le monde contemporain, ne sont-elles pas des imitations de certaines vérités ? Bien des pierres précieuses comme le diamant, l’or ou l’émeraude font rêver la foule, mais seuls les gens riches peuvent en posséder les vrais spécimens.
Il en est de même pour les valeurs divines authentiques ; seules des personnes riches intérieurement peuvent les vivre réellement. Ceci ne concerne pas uniquement le sama’ des Mevlevis, mais aussi toutes les autres pratiques spirituelles. Selon moi, les rites de l’Extrême-Orient ont été bien plus touchés par ce phénomène de banalisation. Le yoga et la méditation sont des pratiques pour se connaître soi-même. Tout comme le sama’, ils sont porteurs d’une très profonde signification divine. Qu’est-ce que le yoga et la méditation, devenus aujourd’hui très « tendance », ont à voir avec leur essence ? Tout cela n’a-t-il pas été complètement détourné et transformé en exercice à la mode ? Comparé aux autres rituels religieux dans le monde, on peut dire que le sama’ préserve, malgré tout, son originalité essentielle.
Cela nous rappelle ce que les musulmans nomment « imitation » et « vraie foi ». Pouvons-nous évoquer le sujet selon ce point de vue ?
H. Nur Artiran : Pour dire les choses simplement, la foi imitative, c’est lorsque ce que l’on croit ou ce que l’on fait n’a pas atteint un degré de plénitude et une véritable dimension spirituelle. A l’opposé, la vraie foi consiste à accorder sa croyance ou ses actes avec l’expérience de la Vérité.
L’imitation, d’un autre côté, sert aussi à approcher la connaissance de ce qui est imité et révèle sa valeur intrinsèque. Par conséquent, comme le disent les Gens de la Sagesse (ahl al-Irfan), l’aspect extérieur devrait être pris en compte, car « on peut atteindre la Vérité à travers l’imitation ». L’imitation et la vérité elle-même, vues de l’extérieur, c’est la même chose, même si l’une est juste une forme extérieure et l’autre une forme animée d’un désir profond d’atteindre l’essence.
Il n’est pas donné à tout le monde, en effet, d’atteindre la Vérité, l’essence, et la source de certaines valeurs immédiatement. C’est pourquoi l’imitation du savoir ou de l’amour peut servir de guidance pour emmener les gens à l’origine primordiale et intemporelle. Pour cette quête, il est bon d’avoir le pur désir de chercher la Vérité au-delà de l’imitation. Le but est de s’approcher du « Mystère » autant que possible et non d’être célèbre, et de gagner de l’argent en se produisant en spectacle dans le monde entier.
Au début, le sama’ peut juste vous attirer, sans que vous en goûtiez le sens profond. Vous imitez alors le mouvement des derviches, mais si votre désir profond est pur, il vous amènera à la Vérité essentielle. Dans ce sens-là, je ne suis pas de ceux que dérange l’imitation occasionnelle du sama’. La Vérité du sama’ est l’amour d’Allah (mahabbat Allah). C’est l’Amour ! L’Amour ne perd rien de sa caractéristique ni de sa valeur.
Mais on entend parfois exprimer ouvertement la gêne que procure l’exécution du sama’ par n’importe qui. Que répondriez-vous à cela ?
H. Nur Artiran : Je comprends tout à fait qu’on objecte que le sama’ est exécuté inconsciemment et sans rapport avec sa réalité essentielle. Mais si cette opinion s’exprime ouvertement, on doit aussi se pencher sur les raisons de cet état de fait et les dire ouvertement. La véritable question est de savoir si ceux qui disent comprendre et vivre ces valeurs spirituelles conformément à leur réalité essentielle sont en phase avec les besoins de la société ou non. Le monde n’aime pas le vide. Si on critique les imitateurs, il faut se questionner au sujet de ceux qui prétendent vivre en accord avec la vérité spirituelle.
Quand on prononce le nom de Mevlana, la première chose qui vient à l’esprit, ce sont les derviches tourneurs. Les valeurs morales muhammadiennes et la dimension spirituelle de Mevlana sont ignorées. Bien sûr, les derviches tourneurs ne sont pas les seuls responsables de cette situation. De nos jours, les Mevlevis sont reconnus dans le pays (en Turquie) et à l’étranger. Mais si vous prenez seulement une peau de mouton rouge (traditionnellement, dans la cérémonie du sama’, la peau de mouton est la place du maître qui représente Mevlana, le rouge étant le symbole du cœur, ndlr) et quelques derviches avec vous, en ignorant la dimension morale, religieuse et spirituelle de cette pratique, je ne pense pas que vous soyez en mesure de dire quoique ce soit aux autres.
En Occident, peu de gens savent que Rumi est musulman. Ils pensent que la voie des Mevlevis est la danse giratoire. N’est-ce pas gênant que la confrérie des Mevlevis soit perçue comme un spectacle de danse, sans rapport avec les obligations fondamentales de l’islam comme la prière, le jeûne, le service à autrui et l’éducation de l’ego ?
H. Nur Artiran : Bien sûr, quiconque a un minimum d’intelligence et un brin de conscience est gêné par cette situation, et s’il ne l’est pas, il devrait l’être. Si nous réduisons nos précieuses valeurs spirituelles à une dimension matérielle, nous deviendrons nous-mêmes sans valeurs et sans caractères. Les sublimes amoureux de Dieu comme Mevlana Jalaluddin Rumi sont comme le soleil dans le ciel. S’il se produit un temps d’obscurité dû à l’étroitesse des esprits ancrés dans la dimension matérielle, la Lumière Divine et les hautes pensées spirituelles viendront éclairer les ténèbres.
Etant donné l’ignorance de l’identité islamique de Mevlana et de sa morale muhammadienne, et l’accent mis sur la danse des derviches, notre très estimé Şefik Can Hodja n’a cessé de dire au cours de ses 99 années de vie : « Mevlana est un grand maître sur la voie du Prophète Muhammad. » Il n’a cessé de parler de la moralité coranique et muhammadienne de Mevlana. Il ne commençait jamais ses causeries sans citer ces paroles de Mevlana : « Je suis le serviteur du Coran, je suis la terre sur laquelle le Prophète Muhammad a marché. » Il préférait écrire des ouvrages sur l’opinion et la pensée de Mevlana plutôt que d’être un maître de cérémonie parcourant le monde. Il ne considérait pas la voie mevlevi seulement comme une cérémonie de sama’. C’est pourquoi son but était d’éduquer des êtres humains, plutôt que des derviches tourneurs.
Je le répète : quand vous prononcez le nom de Rumi, la seule chose qui vient à l’esprit des gens, c’est les derviches tourneurs, rien d’autre ! Ce n’est pas seulement la faute des ignorants en la matière mais celle de ceux qui, prétendant savoir, ne remplissent pas vraiment la fonction qu’ils occupent de « maîtres de la peau de mouton rouge ». Si éduquer l’Homme avait autant d’importance que d’apprendre aux derviches à tourner, la situation serait différente. En étudiant la biographie de Mevlana, on constate qu’il a pratiqué le sama’ tout au plus trois ou cinq fois dans sa vie. Mais il l’a basée toute entière sur l’éthique muhamadienne.
Quelle est la relation entre maître et disciple dans la voie mevlevi ? Le monde ayant changé, cela a-t-il eu un impact sur l’éducation des derviches ? En outre, la relation entre maître et disciple est-elle appropriée et bénéfique pour les Occidentaux ?
H. Nur Artiran : Les mystiques ont coutume de dire : « Il y a autant de voies vers Dieu que de différentes âmes. » Bien sûr, dans cette perspective, chaque confrérie ou chaque cheminant a sa propre méthode ou son propre dikhr pour parvenir totalement à la Vérité. En plus de l’enseignement de base des autres confréries, dans la voie mevlevi, l’Amour et le Service sincère ont une place très importante.
Tous les enseignements dans la voie mevlevi étant islamiques et basés sur l’éthique muhammadienne, il n’est pas possible de changer complétement la méthode. Néanmoins, il est normal d’avoir certaines adaptations en phase avec notre époque, où nous sommes coupés de l’Essentiel et de la Vérité. En tant que fin connaisseur de l’islam, l’imam Ali a dit : « N’éduquez pas vous enfants en fonction de votre époque, mais en fonction de leur propre temps. » Sa Sainteté Mevlana a dit : « Hier est déjà passé, aujourd’hui, nous devons apporter du nouveau. » Il voulait dire par là que nous devons nous conformer aux besoins de nos contemporains.
Quant à la question de savoir si cet enseignement peut être utile aux Occidentaux, comme nous l’avons dit, il n’y a pas de différence, dans la Création Divine, entre Occidentaux et Orientaux. Les différences ne sont que superficielles et d’apparence extérieure. L’Essence et la Vérité de l’Homme sont l’Un. Qu’il en soit conscient ou non, sa quête spirituelle est la même.
Sans aucun doute, ces enseignements peuvent être bénéfiques pour les Occidentaux. Cela est évident : il y a toujours eu un immense intérêt pour Mevlana et ses œuvres en Occident et dans bien d’autres pays. Tous ceux qui lisent ses livres ne vont pas forcément évoluer spirituellement, mais au moins ils sont conscients du message et ils trouvent la paix et la sérénité. Pourquoi une information superficielle, vécue dans l’imitation, ne conduirait-elle pas à la Vérité ? Lire, connaître et ressentir sa Sainteté Mevlana et ses enseignements, même à un niveau superficiel, sert à répandre l’amour et la compassion partout dans le monde. Rumi a dit : « Nous sommes là pour tout ce qui est bon, beau, et en paix ; nous ne sommes pas là pour la guerre, la violence et la colère. Nous sommes ensemble, non pas pour nous séparer, mais pour nous unir. » Il a toujours été positif, constructif et unificateur.
Entretien initialement publié sur le quotidien d’actualité saphirnews.com