« Vous qui croyez, entrez en masse dans la paix…[1] ! »
La spiritualité contemporaine enseigne, à l’instar des spiritualités de tous les temps, que la paix universelle n’a de sens que si elle prend racine dans les esprits, dans les âmes, dans les cœurs des individus. Sans la paix individuelle, celle des cœurs, la paix des peuples restera à jamais une utopie, voire une aberration.
Privé de la présence ésotérique des saints, le monde se désorienterait à jamais, et suivrait une voie de perdition, sans espoir de retour à l’équilibre. Privés de l’attachement indéfectible d’hommes et de femmes aux valeurs immuables de ce qui constitue l’humanité vraie, les hommes suivraient leurs passions et se livreraient à la haine. Ces valeurs immuables sont celles de la Sophia perennis ou « sagesse éternelle » qui permet la survie secrète de l’Homme Parfait, témoin et résurrecteur des enseignements primordiaux.
C’est donc l’Homme parfait dont l’existence est réelle qui, en se reflétant dans ses disciples, rappelle sans cesse aux humains leur nature réelle de représentants de Dieu sur terre. Or Dieu est Paix, il est aussi Amour, Commisération, Compassion et Bien.
Ceci est le fondement de l’optimisme permanent dont ne se départent jamais ‘‘les hommes de Dieu’’, pour qui tout mal n’est qu’absence de Bien, annonciateur de Bien. Toute guerre prépare la paix, toute peur annonce une sérénité proche…
Ces êtres ont toujours dit ce que d’autres ont énoncé bien avant eux. Ils ont reçu ces enseignements par la même voie que ceux qui les ont précédés depuis des millénaires. Une parole puissamment inspirante prononcée par un sage présocratique comme Pythagore, Héraclite, ou Empédocle, peut ressembler de manière frappante à la parole d’un sage contemporain, sans que celui-ci soit un plagiaire.
Nous avons vu René Guénon (cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahya), grand métaphysicien du XXe siècle, démontrer la validité de cet enseignement en se fondant sur la métaphysique de l’hindouisme, alors qu’il aurait pu le faire sur la base de l’islam ou du christianisme. Sous l’épaisse couverture apparente du polythéisme, l’hindouisme présente une doctrine du pur monothéisme, tel qu’enseigné par les maîtres de l’Inde.
Cette métaphysique enseignée par les spirituels est une métaphysique de l’Être. Il n’y a que Dieu à être, les étants n’ont d’existence que sous le rapport des ‘‘états multiples’’ de l’Être. Il n’y a que Dieu, et le monde est Sa manifestation. Les maîtres spirituels de l’islam ont donné à ce système de pensée le nom de waḥdat al-wujûd, doctrine de l’unité de l’Être. Le tawhîd enseigné par les spirituels de l’islam fait connaître un Dieu proche des âmes et Ami des créatures, et révèle une profondeur de sens qui rassure le croyant. Dieu n’est pas un deus ex machina, Il est dans le monde par sa Présence permanente en toute chose.
Cette récurrence multiforme de l’enseignement spirituel à travers les âges, indique seulement que le miracle de la spiritualité est permanent. Ce même esprit qui inspirait les Anciens, continue d’inspirer les Modernes. Il existe toujours un effort de compréhension (ijtihâd) relayé par les hommes, de génération en génération, afin d’entretenir vive la flamme de la tradition. Cela se vérifie même dans les sciences dites exactes. À chaque époque, les mathématiciens et les physiciens ont besoin de redémontrer la vérité des théorèmes anciens et de s’assurer de leur validité.
Dieu ne nous abandonnera jamais. Mais ce ‘‘nous’’ n’est pas spécifique à une religion ou une communauté. Dieu aime toutes Ses créatures. Si « la religion auprès de Dieu est l’islam »[2], cela signifie que ‘‘l’islam de Dieu’’ n’appartient pas aux musulmans historiques, mais qu’il est la Tradition même, la sunna d’Allah. La Loi divine s’applique, même quand les musulmans, ou les adeptes des autres religions, ne l’appliquent pas. Elle régit l’univers de la même façon que la loi de l’attraction universelle.
Dieu ne cesse jamais d’appliquer Sa Loi à tous les hommes, et Il ne tolère pas qu’un groupe humain nuise à un autre, sous prétexte d’une supériorité par la race, la couleur de peau, l’antériorité dans la foi, la richesse ou la puissance. En vertu de la Loi de l’intériorité, n’oublions jamais que, quelle que soit la religion ou la doctrine à laquelle nous appartenons, d’autres avant nous ont pu avoir accès à ce savoir. Notre certitude intérieure domine les certitudes du groupe auquel nous appartenons.
Ceux qui atteignent le degré de l’ihsân (« la recherche de l’excellence»), évoqué dans un célèbre hadith du Prophète, ne nourrissent de haine envers aucune autre créature. En devenant parfaits, ces hommes et femmes deviennent des miroirs, des modèles pour leurs semblables, propageant ainsi la lumière divine dans le cœur de millions d’humains, à l’insu parfois de ces derniers. Car la beauté et la vérité pénètrent le cœur par des voies mystérieuses.
Chaque être ne peut entrer dans la félicité que par sa propre porte, son propre code spirituel, qui lui ont été déterminés par son Seigneur, de toute éternité. C’est ce que dit Jésus quand il parle de la « porte étroite » qui ne laisse passer qu’une personne : chacun devra entrer par la sienne, nul ne pourra franchir celle d’autrui. En fait, cette porte n’est autre que soi-même. La règle est celle du ‘‘Connais-toi toi-même’’. Se connaître c’est connaître sa voie d’accès au Paradis et, en conséquence, c’est découvrir qu’on est soi-même la porte. C’est pourquoi, comme l’a dit le cheikh Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934) : « Nous apprenons à nos disciples des choses qui les éclairent sur eux-mêmes. Même quand ils cessent de nous fréquenter, le peu qu’ils auront appris auprès de nous leur servira toute leur vie. » S’il est vrai que les prêches des mosquées peuvent réchauffer momentanément les cœurs de ceux qui les écoutent, leur effet sur les auditeurs cesse sitôt que ces derniers retournent chez eux, dans la mesure où ces paroles portent sur des sujets d’intérêt général.
En se connaissant par la méditation constante, les disciples apprennent la modestie. Les maîtres de la voie recommandent à leurs disciples de briser leur égo, en méditant sur la mort. De fait, la guerre la plus acharnée, la plus impitoyable, mais aussi la plus salutaire, se joue en nous ; l’ennemi aussi est en nous. Le Prophète a dit : « Ton pire ennemi est ton âme (nafs) qui siège en ta poitrine». Si, l’ennemi est souvent celui que notre propre haine désigne comme tel, c’est en réalité notre nafs qui nous commande de le voir en tant qu’ennemi. Alors que ce supposé ennemi pourrait, par une bonne parole de notre part, se rallier à nous. Certains maîtres ont interprété le combat de Moïse comme un combat contre sa propre nafs : en dépassant ses limites personnelles, il a pu triompher de Pharaon.
L’amitié et la haine se côtoient comme deux faces d’une même pièce de monnaie. La haine est la face factice, car le mal est une absence de bien. C’est dans cette conjonction des contraires que se trouve la paix ; la paix des cœurs, la paix des mondes. En se conjoignant, les deux faces complètent le cercle de l’être, attirées l’une vers l’autre par la force de la complémentarité. Empédocle (Ve s. avant J.C) fut le premier chez les présocratiques à relever le rôle de ce ‘‘duo’’.
En apprenant à maîtriser le flot incessant des pensées qui assaillent sans cesse notre cerveau, nous acquérons une certaine maitrise de l’âme, et l’empêchons de produire des suggestions négatives. Petit à petit, nous apprenons à maîtriser notre activité mentale, et à prendre le dessus sur notre tendance autodestructrice. Cela s’opère par la murâqabat al-nafs, la discipline de l’âme sous la direction d’un maître, homme ou femme. Nous nous libérons, et commençons à rayonner pour aider d’autres personnes à imiter notre exemple. C’est la voie de prédication par l’amour. Nous réalisons qu’en reprenant les rênes de notre âme, nous conquérons tout un royaume, dont les diverses régions sont les organes du corps. Notre politique consistera alors, en bon roi, à diriger notre royaume de façon conforme à la volonté divine.
Dans ce monde, les hommes se saluent par salam, la paix ! Et dans l’autre monde, la Paix sera aussi la salutation par excellence. Car le nom al-Salâm est un Nom divin. Il correspond à l’état où les Noms divins trouvent un équilibre parfait dans le cœur des hommes. Pour un spirituel, cela désigne aussi le moment où l’on reconnaît la validité des noms employés par les autres religions ou doctrines pour désigner Dieu, et où l’on réalise que tous les hommes n’adorent qu’un seul et même Dieu, chacun par des noms propres à sa langue. On retrouve la paix en réalisant cette vérité.
Le rôle des religions n’est pas de dresser les hommes les uns contre les autres. Aujourd’hui, le rôle dévolu à l’islam est de travailler à la paix au côté des autres croyants de l’humanité.
« Le musulman n’a pas besoin d’un État pour dominer ce monde, mais d’une conscience pour participer au drame de ce monde[3].»
Les seules conquêtes à entreprendre sont celles des cœurs. Nul besoin d’ajouter des armes nouvelles aux arsenaux existants. Seul remportera la prochaine guerre celui qui ne la fera pas, et qui s’y opposera de toute la force de son âme.
[1] Coran 2 : 208, traduction J. Berque.
[2] Coran 3 :19.
[3] Enseignement de Malek Bennabi (m. 1973).