La finalité de toute activité humaine doit être le bonheur de l’Homme. On pourrait ainsi résumer toute l’œuvre et l’action du soufi malien Amadou Hampâté Bâ (m. 1991). Et l’humanisme n’est autre chose que cela. Il se différencie pleinement de celui d’un Jean-Paul Sartre. En effet, il y a deux sortes d’humanisme : un humanisme qui pourrait être qualifié d’anthropocentré et un autre de théocentré.
L’humanisme anthropocentré consiste à penser l’Homme par l’Homme et pour l’Homme, sans référence aucune à une quelconque transcendance divine. C’est cela qui a pu faire dire à Sartre que l’existence précédait l’essence, dans son magnifique L’existentialisme est un humanisme qui pourrait se résumer ainsi : « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait [1]», et « même si Dieu existait, ça ne changerait rien.[2] » Cet humanisme, bien que respectant généralement tous les croyants, est souvent athée.
L’humanisme théocentré, quant à lui, va plus loin. Il pousse à penser l’Homme par l’Homme, à la lumière de Dieu. Dans ce sens, la Bible hébraïque nous dit que « l’Homme a été créé à l’image de Dieu » ; le Nouveau Testament affirmera que ceux qui répandent la paix seront appelés « fils de Dieu » ; le Coran, texte de la troisième religion monothéiste, considère l’Homme comme réceptacle du souffle divin. Voilà l’humanisme auquel adhère notre écrivain.
Selon le Coran, lorsque Dieu décida de créer le premier homme, il s’adressa aux anges : « Lorsque Je l’aurai façonné et que J’y aurai insufflé de Mon esprit, alors prosternez-vous devant lui.[3] » « Ce verset, explique Tierno Bokar, maître spirituel d’Amadou Hampâté Bà, implique que chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu » Et le sage de Bandiagara de poser la question suivante, « Comment donc oserions-nous mépriser un réceptacle qui contient une parcelle de l’Esprit de Dieu ?[4] »
Ce récit de la création d’Adam, invoqué par Amadou Hampâté Bâ, va dans le sens de la vielle mythologie peule qui ne nous dit pas autre chose :
« Synthèse de tous les éléments de l’univers, les supérieurs comme les inférieurs, réceptacle par excellence de la Force suprême en même temps que confluent de toutes les forces existantes, bonnes ou mauvaises, Neddo, l’Homme primordial, reçut en héritage une parcelle de la puissance créatrice divine, le don de l’Esprit de la Parole.[5] »
La nature primordiale de l’Homme (fiṭra) transcende les limites que les religions, dans leur dimension exotérique, imposent. Se considérant dernière religion révélée, l’islam, surtout dans sa dimension soufie, invite l’Homme à opérer un retour à cette nature primordiale. « Le projet métaphysique de l’islam, dit justement Éric Geoffroy, le détermine à opérer un retour […] à la source, une réintégration de la Tradition adamique primordiale.[6] » Le retour à la Tradition primordiale correspond à un retour de l’être à sa nature pure. C’est avec cette nature que l’Homme avait contemplé, šāhada, la face de Dieu dans la prééternité (azal). C’est avec cette même nature que l’esprit de l’être humain avait témoigné, šahida, de la Divinité de Dieu avant qu’il ne soit incarné dans le corps. Le Coran nous raconte ce témoignage « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes: ‘‘Ne suis-Je pas votre Seigneur?’’ Ils répondirent: ‘‘Mais si, nous en témoignons’’[7]».
Pour exalter l’Homme, quel qu’il soit, Amadou Hampâté Bâ se référait au Coran: « Oui, Nous avons ennobli les fils d’Adam, Nous les avons transportés dans la terre comme dans la mer et Nous les pourvoyons de bonnes choses, par conséquent Nous les avons privilégiés sur beaucoup de nos créatures ! [8]» Le passage « Nous avons ennobli les fils d’Adam » amène à lui seul à respecter tout le règne humain sans distinction.
Son amour pour tous les hommes, enfants d’un même père, pour reprendre une phrase chère à Amadou Hampâté Bâ, le poussait à poser à son maître des questions qui, avouons-le, heurteraient certainement beaucoup de musulmans attachés à la lettre des textes scripturaires. Mais « la crainte d’une excommunication injuste, comme le disait Voltaire, ne doit point empêcher de faire son devoir. [9]» Cet questionnement d’Amadou Hampâté Bâ témoigne de son humanisme et de son souci de l’être humain :
« …Je n’arrivais pas à comprendre que seuls les musulmans puissent être bénéficiaires de la miséricorde de Dieu. Je réfléchissais à la petitesse de leur nombre par rapport à l’ensemble de l’humanité, dans le temps et dans l’espace, et me disais : comment Dieu, devant un tas de graines, pourrait-il prendre une seule poignée de ces graines et rejeter toutes les autres en disant : ‘‘ celles-là seules sont mes préférées ? [10]»
Face à son angoisse, Amadou Hampâté Bâ, qui se sentait lui-même être « l’un de ces malheureux infidèles[11] », entendait les autres musulmans dire que les non-musulmans iraient tous en enfer. Pour tranquilliser son esprit et apaiser son cœur, il posa à Tierno Bokar Tall la question qui fâche : Dieu, celui dont l’amour et la miséricorde embrasse tout, comme le dit le Coran, ce Dieu-là aime-t-il l’infidèle ? La réponse de son maître depuis le sud du Sahara devrait, aujourd’hui, interpeller celles et ceux qui défigurent l’image de l’islam :
« Dieu est Amour et Puissance. La création des êtres procède de son amour et non d’une quelconque contrainte. Détester ce qui est produit par la Volonté divine agissant par Amour, c’est prendre le contrepied du Vouloir divin et contester Sa sagesse. Exclure un être de l’Amour primordial, c’est faire preuve d’ignorance capitale. […] Que notre amour ne soit pas centré sur nous-mêmes ! Qu’il ne nous pousse pas à n’aimer que ce qui nous ressemble ou à n’épouser que les idées semblables aux nôtres ! N’aimer que ce qui nous ressemble, c’est s’aimer soi-même, ce n’est pas aimer.[12] »
Cette injonction du Sage de Bandiagra, transmis par Amadou Hampâté Bâ, ne se limite pas uniquement aux idées. Non seulement il faut respecter les idées qui ne nous ressemblent pas, mais il faut de surcroît aimer celui avec qui nous ne partageons pas la même religion :
« L’infidèle, en tant qu’homme, ne peut être exclu de l’amour divin. Pourquoi le serait-il du nôtre ? Il occupe le rang auquel Dieu l’a élevé. Le fait, pour un homme, de s’abaisser peut entraîner un châtiment sans pour cela provoquer une exclusion de la source dont il est issu.[13] »
Cet humanisme théocentré est une arme contre toute sorte de haine de l’humain. Dans ce contexte incertain où la différence religieuse est de plus en plus source de conflit, cet enseignement de Tierno Bokar, retranscrit par Amadou Hampâté Bâ, mériterait d’être psalmodié matin et soir :
« …Frère en Dieu qui viens au seuil de notre zaouïa, cellule d’amour et de charité, ne bouscule pas l’adepte de Moïse ; Dieu Lui-même est témoin qu’il a dit à son peuple : ‘‘implorez le secours de Dieu et soyez patients. La terre appartient à Dieu et il en fait hériter qui Il veut parmi ses serviteurs. L’heureuse fin sera pour ceux qui le craignent.’’[14] »
C’est à ce même respect qu’appelle l’œuvre d’Amadou Hampâté Bâ à l’égard des chrétiens :
« Non plus, ne bouscule pas l’adepte de Jésus. Dieu, en parlant du miraculeux enfant de Marie, Vierge-Mère, a dit : ‘‘ Nous avons accordé à Jésus, fils de Marie, le don des miracles et nous l’avons conforté par le Saint-Esprit’’.[15] »
L’humanisme d’Amadou Hampâté Bâ est-il réservé aux seuls adeptes du monothéisme. Et les athées ? Les agnostiques ? Et que dire des adeptes des religions ‘‘primitives’’ ? La réponse du Sage de Bandiagara nous a été aussi transmise par notre auteur :
« Et les autres humains ? Laisse-les entrer et, même, salue-les fraternellement pour honorer en eux ce qu’ils ont hérité d’Adam, de qui Dieu a dit, s’adressant aux Anges : « Lorsque Je l’aurai façonné et que J’y aurai insufflé de Mon esprit, alors prosternez-vous devant lui.[16] Ce verset implique que chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu. Comment donc oserions-nous mépriser un réceptacle qui contient une parcelle de l’Esprit de Dieu ?[17] »
Voici l’humanisme théocentré tel que je le conçois à la lumière de l’œuvre d’Amadou Hampâté Bâ. Il ne sert à rien de maîtriser toutes les sciences religieuses, de mémoriser entièrement le Coran et les hadiths du Prophète, de connaître l’histoire de l’islam et son évolution dans les moindres détails, si notre cœur n’est pas empli d’un amour inconditionnel pour l’Homme, vicaire du Miséricordieux sur terre et celui à qui Il a fait l’honneur de lui insuffler de son Esprit créateur. Sans cet amour pour l’Homme, nos prières ne sont que des mouvements, nos jeûnes que des tortures que nous nous imposons, nos pèlerinages à la Mecque que des voyages touristiques vidés de tout substrat spirituel.
« Les meilleures des créatures parmi nous, enseignait encore Tierno Bokar, seront celles qui vivront dans l’Amour et la Charité et dans le respect de leur prochain. Droites et lumineuses, elles seront comme le soleil qui se lève et qui monte droit vers le ciel.[18] » Face à ceux qui déshumanisent la vie, osons l’humanisme théocentré pour être à la hauteur du message coranique. Tel est l’enseignement du sage malien.
[1] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, p.30.
[2] Ibid., p.77.
[3] Coran, 38 : 72.
[4] Amadou Hampâté Bà, Vie et enseignement de Tierno Bokar : Le Sage de Bandiagara, Seuil, 1980, p.148.
[5] Amadou Hampâté Bà, Contes initiatiques peuls, Stock, 1994, p. 20. C’est moi qui souligne.
[6] Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Paris, Seuil, 2009, p.22.
[7] Coran, 7 : 172.
[8] Coran, 17 : 70.
[9] Voltaire, Traité sur la Tolérance, Gallimard, 2016, p.38.
[10] Vie et enseignement de Tierno Bokar, p.141.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 142.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p.147.
[15] Ibid.
[16] Coran, 38/72.
[17] Vie et enseignement de Tierno Bokar, p.148.
[18] Ibid., pp.151-152.