Réflexions sur la recherche du maître

Par Jean-Philippe Rondelaud

 Toute personne soucieuse d’entreprendre un cheminement spirituel dans la voie du soufisme se verra confrontée, tôt ou tard, à la question du rattachement à un maître. En effet, que ce soit dans le cadre de l’Islam ou dans celui des grandes traditions spirituelles, l’assistance d’un guide expérimenté – investi à cette fin, ayant lui-même parcouru le chemin menant à la Vérité, et donc conscient des pièges que le cheminant peut rencontrer – a été perçue, la plupart du temps, comme indispensable, et ce indépendamment des réponses différentes apportées à cette question, selon qu’elle a été posée en contexte sunnite ou chiite.

Une fois admis la nécessité d’un maître, à quels signes se reconnait-il ? Quelles sont les qualités exigées pour prétendre à la fonction de maîtrise ? Existe-t-il plusieurs sortes de maîtres ? À l’inverse, à quels signes reconnaît-on un disciple ? Que lui est-il demandé afin de mener sa quête avec profit ? Ces questions n’ont rien perdu de leur actualité. Bien au contraire, elles s’imposent avec une grande acuité à notre époque, dont les mutations continues et profondes ont eu pour effet de bouleverser la manière de comprendre la voie spirituelle et de la pratiquer.

Parmi ces mutations, deux d’entre elles ont un rapport direct et étroit avec notre sujet. La première mutation concerne la valeur donnée à la liberté et l’autonomie de la personne. L’évolution lente des mentalités depuis la Renaissance nous a progressivement détachés d’un contexte où la valeur de l’existence humaine n’avait de sens que par rapport à un ensemble plus vaste dans lequel elle s’inscrivait. À présent, au terme d’un long processus d’autonomisation, nous nous percevons comme des êtres indépendants, libérés de toute contrainte, capables d’imaginer et de réaliser nos projets de vie. Il s’agit là d’un processus d’autant plus puissant qu’il est en grande partie inconscient, et alimenté par une ‘‘ambiance’’ subtile, qui valorise à l’excès l’épanouissement de l’ego.

Il est évident qu’une telle situation rend problématique l’acceptation d’une autorité et d’une volonté extérieures à soi-même, qui est pourtant au fondement même de toute relation entre un maître et son disciple, voire au fondement de toute religion. Pour mémoire, rappelons notamment que le mot islam, dans son sens premier, signifie « soumission », sous-entendu « à la volonté divine ». Dans le cadre d’un certain soufisme, il est dit que le disciple doit se sentir vis-à-vis de son maître comme « le mort dans les mains du laveur des morts », c’est-à-dire qu’il doit se départir de sa tendance naturelle à faire comme s’il était seul « maître à bord », pour progressivement prendre conscience que son existence est intégralement prise en charge par la Volonté divine. Ajoutons que, loin de requérir une attitude passive, cette disposition d’esprit suppose au contraire une attention et une concentration aiguisées, afin de permettre l’éveil à la Présence et à la Réalité divine.

Dès lors, comment concilier à la fois le souci d’authenticité, l’impératif de chercher « sa voie » et suivre « son chemin », et les exigences d’un engagement dans une voie caractérisée par l’abandon de toute volonté propre ? Il y a là une apparente contradiction, ou paradoxe, qu’il ne faut pas chercher à dissimuler ou aplanir. Bien au contraire, il serait utile d’approfondir cette question en prenant soin de mettre chaque chose à sa place, et en évitant de commettre toutes sortes de confusions propres à la mentalité moderne.

Pour ce faire, il s’agit de distinguer soigneusement les pseudo spiritualités dont le but ne vise que le seul épanouissement de l’ego, et les spiritualités traditionnelles, qui, elles, visent à dépasser l’état humain, et, ultimement, à délivrer l’être de toute limitation. Ce n’est qu’une fois ce travail de clarification préalable effectué, qu’il sera alors possible de dégager ce qui peut être positif dans le souci d’authenticité, voire d’autonomie. Il s’agira alors de comprendre que ces objectifs ne sont pas forcément incompatibles avec ceux poursuivis sur la voie initiatique traditionnelle, car, de façon paradoxale, c’est l’inverse qui se vérifie. De fait, c’est l’apprentissage de la soumission volontaire qui libère et rend réellement autonome, comme il rend possible la vraie originalité. Celle-ci, en réalité, consiste simplement à se conformer à sa nature profonde, et à retrouver ainsi son origine foncière. La tradition islamique désigne cette réalité par le terme de Fitra, c’est-à-dire l’état primordial dans lequel l’être reconnaît spontanément son Seigneur, une reconnaissance qui n’est au fond que l’expression de son identité profonde et essentielle. Pour dire les choses autrement, le souci ‘‘d’être unique’’, doit se traduire par l’ ‘‘unification’’ de l’être et non sa ‘‘dispersion’’ dans une quête vaine et futile pour se différencier de ses semblables.

Le deuxième point porte sur les bouleversements des structures traditionnelles elles-mêmes. À écouter les experts en la matière, le modèle du confrérisme serait manifestement à bout de souffle. Quant aux cadres traditionnels par lesquels les influences spirituelles étaient jusqu’à présent diffusées, ils seraient en voie de disparition ou d’occultation, laissant la porte ouverte aux charlatans et faux maitres de toutes sortes.
Cet état de fait a un impact direct sur les modalités par lesquelles un maître peut exercer sa fonction de guidance. L’éloignement géographique, les particularités psychologiques des disciples, l’état général du milieu, peuvent enlever beaucoup de leur pertinence à des modalités anciennes, ce qui a pour conséquence d’obliger les maîtres authentiques à redéfinir et adapter leurs modalités d’intervention au nouveau contexte.
Quoi qu’il en soit de l’importance de ce qui précède, il est un point capital qu’il faut se garder d’oublier. Si la quête d’un maître est une préoccupation tout à fait légitime, elle ne doit pas aller toutefois jusqu’à occulter l’objectif final de toute réalisation spirituelle, qui reste le Réel (al-Haqq). En effet, toute démarche spirituelle ne se comprend et ne se justifie que par le But final, à savoir l’accès à la Réalité totale et unifiante, ainsi que le délaissement de l’illusion séparative. C’est ce que le disciple doit viser, et ce n’est que dans cette perspective que la recherche d’un maître revêt une signification pertinente.

Pour illustrer ces propos, je voudrais porter à la connaissance des lecteurs les données d’un débat qui s’est tenu dans le monde islamique, et plus précisément en Maghreb andalou, dans la deuxième moitié du XIVème siècle (VIIIème siècle de l’Hégire)1.

À Grenade, une dispute s’était déclarée entre aspirants sur le fait de savoir s’il était obligatoire de recourir à un maître humain pour s’engager sur la voie, ou si l’on pouvait se contenter de la consultation de livres. Cette controverse, outre qu’elle nécessiterait pour être parfaitement comprise que l’on se penchât sur le contexte dans laquelle elle prit naissance, est intéressante pour notre propos. En effet, elle révèle que, loin d’être monolithique, la conception que l’on pouvait avoir, y compris à l’intérieur même du monde des soufis, du rôle et des caractéristiques d’un maître était extrêmement nuancée, et recouvrait en fait plusieurs ordres de réalité. C’est ainsi qu’il était admis que si l’assistance d’un maître n’était pas requise au début de la voie, où l’aspirant se livrait prioritairement à des oeuvres pies, elle le devenait dès lors qu’il abordait le monde des états (ahwâl) et des stations (maqâmât) qui jalonnent l’itinéraire vers Dieu.

La question fut posée à un savant réputé, Abu Ishâq al-Shâtibî. Ce dernier, mort en 790/1388 à Grenade, fut un jurisconsulte célèbre relevant du rite (madhab) malékite. Bien que n’étant pas lui-même soufi, il défendit l’authenticité de cette voie. Il fut notamment connu pour ses travaux sur les finalités de la Loi islamique (maqâsid al-sharî‘a). Avant de répondre à la question posée, il consulta plusieurs autres savants, dont le cheikh Ibn ‘Abbâd al-Rundî, qui lui fit connaître son avis. C’est le contenu de sa réponse qui nous retiendra ici. Mais avant cela, il n’est pas inutile de préciser que ce cheikh est un représentant majeur d’une spiritualité équilibrée, de type shadhilite, conjoignant les aspects extérieurs et intérieurs de l’islam.

En effet, Ibn ‘Abbâd al-Rundî (m.793/1390) est à l’origine de la diffusion de la Voie (tarîqa) Shâdhiliyya au Maroc. Commentateur des fameuses Sagesses (Hikam) d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, troisième maître de cette tarîqa, il eut une grande influence, tant dans le monde du soufisme que dans celui des savants (‘ulamâ’) de Fès, au point d’avoir été nommé prédicateur et imam à la Qarawîyîn2. Il était donc particulièrement qualifié pour émettre un avis autorisé sur la question.

Celui-ci tient en trois points principaux. Après avoir rappelé que, selon le point de vue le plus répandu et communément admis, l’assistance d’un maître est indispensable, Ibn ‘Abbâd va distinguer, parmi les cheikhs, celui qu’il appelle le « maître d’enseignement et d’éducation » (shaykh ta‘lîm wa tarbiya) de celui qu’il nomme « le maître d’enseignement sans éducation » (shaykh ta‘lîm bilâ tarbiya). Cette distinction correspond à deux psychologies différentes. La première caractérise les esprits rudes et lourds, qu’il convient, dans la mesure du possible, de corriger à l’aide d’une éducation appropriée. Quant à la seconde, elle qualifie les esprits plus subtils, capables de progresser seulement à l’aide d’indications (qu’elles soient orales ou silencieuses d’ailleurs, à l’aspirant de faire montre d’intuition et de finesse !) distillées par le « maître enseignant », voire trouvées dans des livres. A ce stade, il est intéressant de relever que, selon notre cheikh, seul ce second type de maître était connu des anciens, alors que le premier ne serait apparu que récemment, ce qui conforte l’idée d’une évolution dans la conception même que l’on se faisait du rôle d’un maître.

Puis, Ibn ‘Abbâd prend le prétexte de la raréfaction (déjà !) des « maîtres éducateurs » véritables pour poser la question de savoir quelle doit être l’attitude du disciple désireux de s’engager. Il pointe que ce dernier doit nourrir l’intention de commencer le cheminement en adoptant l’attitude intérieure qui convienne à son état, c’est à dire faire preuve de sincérité et se montrer conscient de son indigence. Il doit être convaincu qu’à l’origine de son aspiration, il n’y a rien d’autre qu’une élection divine préalable, et qu’à l’impuissance du serviteur répond la générosité de son Seigneur, qui ne manquera pas de disposer sur son chemin tout moyen qu’Il estimera approprié en vue de le mener à Lui.

En bref, le conseil donné par Ibn ‘Abbâd consiste en ce que l’aspirant se mette en marche sans tarder, ne comptant que sur Dieu, et ne s’appuyant que sur Lui. Qu’il comprenne que ce n’est pas le cheikh qui lui fera trouver Dieu, mais que c’est Dieu qui lui fera trouver le cheikh, ou tout autre moyen qu’Il aura choisi pour lui. Cette indication revêt une importance capitale dans la mesure où elle rétablit l’ordre normal des choses, cet ordre qui n’est découvert qu’après avoir parcouru la Voie : la réalité de notre état n’est qu’impuissance et indigence, et c’est de manière illusoire et fautive que nous pouvons nous attribuer une quelconque initiative dans notre désir d’accomplissement spirituel.

Je voudrais également, dans le même ordre d’idée, citer Ibn ‘Arabî3, qui écrit ceci à propos de la vénération des maîtres spirituels : « Le disciple ne saurait chercher que la Vérité : quand il voit apparaître, où que ce soit, ce qu’il cherche, il le reconnaît et le prend ; ceci s’explique par le fait que les Hommes spirituels (al-Rijâl) sont connus au moyen de la Vérité (al-Haqq), et ce n’est pas la Vérité qui est connue au moyen des Hommes spirituels ». On ne saurait mieux dire.

En résumé, nous constatons que si l’assistance d’un maître humain est généralement tenue pour indispensable, celle-ci peut revêtir plusieurs aspects, qui peuvent, ou pas, se trouver réunis dans la même personne. Un maître peut, par exemple, remplir une fonction d’enseignement seul, ou accompagner celle-ci d’une fonction d’éducation. Par ailleurs, il est notoirement connu qu’il peut exercer sa fonction selon des modalités diverses, voire apparemment contradictoires, en fonction de la personne à laquelle il s’adresse et de ses besoins du moment. En tout état de cause, il n’y a pas à préjuger de ce que doit être un maître avant de partir à sa recherche.

D’autre part, nous avons vu que, nonobstant la constatation de la raréfaction des maitres éducateurs véritables, il était enjoint au disciple de faire montre de sincérité et de pureté d’intention dans sa démarche, en ne recherchant que Dieu seul, et en ayant conscience de son impuissance. Ce faisant, il se met en conformité avec la nature réelle des choses, selon laquelle, il n’y a, en définitive, de murîd (voulant, aspirant), qui n’ait été au préalable murâd (voulu, désiré).

Il y a là, sans nul doute, des leçons valables en tout lieu et en tout temps…

1 Ce débat a fait l’objet d’une présentation par R. Pérez, dans l’introduction à la traduction qu’il a faite d’un traité d’Ibn Khaldun, le Shifâ’ al-sâ’il li tahdhîb al-masâ’il, Actes Sud Babel sous le titre « la Voie et la Loi ».
2 Grande Mosquée-Université de de Fès.3 Futûhât Makkiyya, ch. 181, traduit par Michel Vâlsan dans les Etudes traditionnelles n°s 372-373